Ce qui me reste par Agnès Bensimon
« Ce qui me reste », un texte d’Agnès Bensimon.
Ce qui me reste ?
Telle était la question du film que je n’ai pas réalisé mais que j’avais imaginé ainsi : un fondu enchaîné d’images en noir et blanc, de celles qui affleurent instinctivement, quand, allongée dans le silence, les yeux fermés, mon oreille intérieure entend le mot Shoah. Et cette interrogation : « que m’en reste-t-il ? »
Apparaissent au premier plan, le regard perçant du moselman qui a vrillé mon enfance, puis défilent au rythme de vingt-quatre images secondes : squelettes empilés, cheveux, lunettes, chaussures, peaux tatouées, valises, baraquements, inscription de fer tordue, convois, wagons, rampe, uniformes – chiens, cheminées-fumées, barbelés électriques, miradors, gueules ouvertes des fours – vomi de cendres. Et des ombres qui défilent au même rythme : dos courbés, en ligne, femmes nues et enfants dans une forêt, en ligne, enfants moribonds sur un trottoir, enfant à la casquette les bras levés, le visage d’Anne, enfants raflés du Vel d’Hiv, étoiles, étoiles, étoiles.
Le film s’arrête. Repart en boucle.
Oui, c’est tout.
Je pense aux « mains négatives » de Marguerite Duras, sur ce qui survit en nous dans la pénombre de l’inconscient.
Les images écrans de mon film réduisent, limitent, dénaturent l’ampleur et la portée du génocide. Ce sont pourtant ces images-là, celles que tout le monde connaît, qui sont des représentations figées de l’histoire, en écho à la formule galvaudée du « plus jamais ça ! ».
Je m’inquiète de cette succession de clichés. Moi qui ai lu tant de livres, romans et études historiques, visionné tant de films, des fictions comme des documentaires, écouté maints témoignages, c’est tout ce que mon esprit libère. Clichés sur clichés.
Mon unique visite dans les camps d’Auschwitz et de Birkenau n’a en rien marqué ma relation à cet événement sidéral. « Les vraies ruines sont ailleurs », cette réflexion, retenue d’un film, m’était revenue en quittant l’enclos immense de la souffrance où l’humanité s’est perdue. Chaque destin restitué sous n’importe quelle forme, sur n’importe quel support me parle davantage de ce qu’il est absolument nécessaire de préserver.
« Là-bas où le destin de notre siècle saigne » a écrit le poète Louis Aragon. Ce siècle s’est éloigné sans cesser de saigner. Il n’en finira pas de saigner, au-delà du départ du dernier des survivants. Les portes des enfers n’étaient du reste pas encore refermées que le germe du danger naissait. Celui de la négation, de la distorsion, d’abord rampant, sournois puis s’affichant, gonflant ses voiles.
Des voix fortes, admirables, de puissantes sentinelles ont jalonné de leur présence les chemins de mémoire. Leurs dires, leurs œuvres, qu’aucune souillure ne peut atteindre, éclairent la nuit.
Jusqu’à présent, des étincelles de vie sortent de terre, jaillissent d’archives égarées, de bouteilles déterrées, de murs ouverts, de fossés déblayés. Des photos, des lettres et des textes cachés revoient le jour, apportent leurs touches minuscules au tableau mouvant qui se redessine à l’infini sans jamais prétendre à l’achèvement.
Des êtres éjectés brutalement du cours de leur histoire nous reviennent à travers le regard d’autres qui ne les ont pas connus, quand certains s’obstinent à fermer les yeux.
Flux et reflux
Le pendule de la Shoah oscille entre destruction et réparation, négation et restitution.
Que reste-t-il ?
Que vous reste-t-il ?
©Agnès Bensimon