La solitude du Président

La solitude du Président

Bien installé dans son fauteuil, le Président rêvassait tout en plongeant ses doigts boudinés dans un pot de crème de marrons largement entamé. A ses pieds, traînaient, épars, des tubes de lait concentré à moitié pressés, des peaux de bananes et des verres au fond desquels s’était coagulé du lait de coco.  Il raffolait de ces friandises. Il avait réussi à imposer à son Conseil la distribution gratuite et journalière d’un kilo de bananes séchées, d’un pot de crème de marrons et d’un tube de lait concentré sucré à toute la population de l’île. Il se lécha avec plaisir et systématiquement les doigts qui lui restaient. Il n’avait pas de remords, il n’avait toujours voulu que le bien-être de ses concitoyens, il avait été un bon président. Il avait supprimé les taxes et les impôts, il avait instauré la gratuité de tous les services sociaux, il avait développé l’industrie des phosphates. Il avait permis à chaque habitant de l’île de voler gratuitement une fois par mois à bord des avions de la compagnie nationale. Des fragments de bananes séchées s’étaient logés entre l’appareil dentaire et le palais du Président, il essaya de les évacuer en faisant des allers retours avec la pointe de sa langue. Il pouvait être fier, il avait été le Président du plus petit état du monde mais il avait su doter son pays d’une remarquable flotte aérienne qui desservait régulièrement les îles voisines et le continent le plus proche où il avait d’ailleurs obtenu dans sa jeunesse son brevet de pilote. A l’époque de la création de la compagnie nationale, bien qu’il occupât déjà le poste de Président, il avait insisté pour être l’un des premiers pilotes en fonction et pour assurer la formation de toute une nouvelle génération d’aviateurs locaux. La plupart de ses élèves avait fait montre d’un don remarquable pour le pilotage. Cet engouement pour les avions était tout de même étonnant pour un peuple dont les ancêtres étaient des pêcheurs se déplaçant sur des pirogues, se dit le Président qui pouvait voir la mer sans bouger de son fauteuil. Elle était toujours là mais, depuis des années, personne ne s’y baignait. 

C’était sans doute au moment où les habitants de l’île avaient abandonné la mer et leurs pirogues que tout avait basculé. Le Président réussit à déloger les débris de bananes et s’amusa à les passer d’un côté à l’autre de sa langue. Il s’était toujours refuser à employer des pilotes étrangers et quand les aviateurs locaux n’avaient plus été en mesure de rentrer dans le cockpit, la compagnie avait fermé ses portes. Il avait, à la même période, dû se résigner à fermer les salles de sport, personne n’était plus en état de les fréquenter et à supprimer les cours de gymnastique dans les écoles. 

Quel dommage que les enfants ne nageaient plus, ne marchaient plus, ne couraient plus, ne grimpaient plus à la cime des palmiers !

Le Président soupira. Il n’y avait plus de palmiers, il les avait fait déraciner pour permettre l’extraction d’une plus grande quantité de phosphates. Le Président porta un tube de lait concentré à sa bouche, le pressa à la base pour éviter tout gaspillage et fit glisser le liquide tiède et sucré sur le bout de sa langue. Quand il était enfant, il aimait grimper le long des cocotiers, courir à perdre haleine pour encercler son île, rester des heures durant à observer la mer en attendant les baleines. Ces dernières années, il faisait avec peine le trajet de sa chambre à coucher à la Salle du Conseil. Son regard effleura la vitrine où était exposée sa collection de figurines en fibres de noix de coco, il regarda avec amour le cheval boiteux que sa mère lui avait offert lorsqu’il avait réussi sa première ascension sur le cocotier le plus haut de l’île. Il regrettait tellement ses cocotiers. Il ne s’était résolu à les sacrifier seulement lorsque le phosphate était devenu rare sur le plateau et que les experts lui avaient assuré que les réserves sous les cocotiers étaient pratiquement inépuisables.

Les cocotiers partis, les pluies avaient encore diminué. Les nuages survolaient l’île sans se donner la peine de verser quelques gouttes. Du point de vue des nuages, l’île n’existait déjà plus. 

Pourtant, il avait toujours été prévoyant, il avait, lorsque la pluviosité avait commencé à baisser lors de son second mandat, publié un arrêt imposant la construction de citernes sur les toits de toutes les habitations. La citerne la plus profonde trônait sur le toit du Palais Présidentiel. Chaque fois qu’il pleuvait, à l’époque il pleuvait encore de temps en temps, il se demandait, en levant les yeux sur le plafond de la Chambre du Conseil si l’ingénieur avait bien calculé la résistance des matériaux ou si la citerne risquait de s’effondrer et de se déverser sur sa tête et son fauteuil présidentiel.

Le manque d’eau n’était pas une situation nouvelle, car l’île ne possédait aucun fleuve pas même un petit ru, aucune source, aucun lac.

Les Anciens racontaient que l’île était trouée de puits mais leur emplacement n’était plus connu. Quand la situation devenait plus sèche, leurs ancêtres qui n’avaient pas le souci de remplir leur jacuzzi ni d’arroser leurs plantes carnivores, ni de laver leurs sols marbrés, se contentaient d’une lampée de lait de coco. 

Quand les pluies s’étaient encore raréfiées, les citernes n’avaient plus suffi, il avait importé de l’eau du continent voisin à des prix prohibitifs. L’argent ne posait pas problème, l’extraction des phosphates avaient rendu ses concitoyens et lui-même très riches. Ils pouvaient tout se permettre, les plus belles montres, les meilleurs costumes, des tableaux signés, des collections de poteries anciennes.

Le Président observa ses pieds boursouflés. Malgré l’importation d’eau, quand les pluies avaient complètement cessé, il avait fallu se résigner à imposer des rationnements.  Cela avait été très difficile. La fréquence et la durée des bains furent codifiées, les piscines asséchées, l’arrosage des plantes rigoureusement interdit. Comme dédommagement, il organisa une distribution gratuite de plantes en plastique de qualité supérieure. Malgré cela, le taux des suicides parmi la population féminine augmenta sensiblement.

Le Président changea l’orientation de son fauteuil et essaya sans succès de se gratter l’oreille avec l’auriculaire, le doigt ne rentrait plus dans l’orifice et il s’était malencontreusement cassé l’ongle qu’il faisait pousser spécialement pour cette tâche délicate en pianotant d’énervement sur son bureau lorsque le Spécialiste aux Phosphates lui avait annoncé que les prévisions sur la quantité de phosphates cachées sous les cocotiers avaient été gonflées et que les derniers calculs annonçaient l’épuisement des réserves dans les délais les plus brefs. A défaut de fourrer son ongle dans son oreille, le président introduisit son pouce dans sa narine et se récura soigneusement le nez. Il fut pris d’une sérieuse quinte de toux. Etait-elle due à la pollution de l’air ou à la trop grande consommation de lait ? Dans le doute, il se servit un verre de lait de coco. Pour combattre les bronchites des enfants, il avait voulu, sur les conseils d’un homéopathe, réduire la consommation de lait mais son initiative fut un échec. Il était tellement difficile de changer un mode d’alimentation traditionnel et au contenu religieux. Les légendes racontaient que l’île était née d’une noix de coco primordiale qui avait dérivée de longues années pour finalement se river au fonds du lagon.  Le lait de coco symbolisait l’engrais providentiel, la fertilité – le taux de natalité avait dangereusement baissé, les habitants de l’île avaient du mal à pratiquer des activités physiques vu leurs mesures et leur essoufflement-, le développement, la source de tous les enchantements. La crème de marrons  avait été une introduction plus tardive mais elle avait recueilli la faveur unanime de toute la population de l’île qui la considérait comme l’ultime aventure gastronomique. 

Le Président cracha dans un mouchoir aux couleurs de son île, bleu et jaune comme la mer et le soleil, de la même nuance que les seringues avec lesquelles il se piquait tous les matins, il s’était permis cette petite fantaisie et il était intervenu en personne auprès des dirigeants d’une société pharmaceutique internationale pour que les seringues prennent la couleur du drapeau de son île, les ressortissants de l’île devant avoir recours à des piqûres au moins une fois par jour. Il avait toujours pensé que c’était ce genre de détails qui pouvait améliorer la qualité de la vie. Il s’était d’ailleurs dés son premier mandat entouré de conseillers exclusivement chargé de cette tâche.

C’était le Conseiller Principal à la Qualité de la Vie qui lui avait résumé les grandes lignes du Rapport l’année où tout avait basculé. Les réserves en phosphates s’épuisaient rapidement, la pollution de l’air avait atteint des degrés encore jamais mesurés, la superficie des terres arables s’était rétrécie comme une peau de chagrin, le pourcentage des diabétiques avait encore augmenté et les crises d’asthme des enfants devenaient de plus en plus rapprochées. L’île et ses habitants respiraient de plus en plus difficilement. Son eczéma l’incommoda. Il aurait dû alors malgré les opposants soucieux de leur confort économique geler l’exploitation des phosphates mais la pression des lobbies avait été trop forte, son attachement à ses habitudes trop étroit, l’opposition du Conseil trop sévère, il n’avait rien changé. 

Les replis de son ventre le démangeaient. Il se gratta consciencieusement. L’idée de son impuissance lui parut insupportable.  Il se laissa aller à des pensées plus optimistes, il avait tout de même participé à la recherche mondiale en génétique. C’est sur son initiative que les anciennes salles de sport avaient été transformées en laboratoires de recherche, que d’énormes crédits avaient été accordés à des scientifiques de renom. Quand certains chercheurs avaient suspectés un problème génétique, il avait immédiatement décidé qu’un quart des revenus de l’île serait investi dans des programmes de cartographie des génomes ce qui avait permis une percée spectaculaire dans ce domaine, bénéfique à l’humanité entière. Les géographes de la génétique avaient réussi à isoler le gêne spécifique, responsable de tous leurs maux mais aussi agent de leur survie. Les généticiens lui avaient expliqué que ce gène qui favorisait l’accumulation des graisses avait été par le passé une bénédiction. Grâce à lui, leurs Ancêtres avaient pu subsister malgré les famines récurrentes car il les aidait à profiter de tout ce qu’il mangeait. Grâce à lui, leurs aïeules donnaient naissance à de gros bébés, ce qui était un avantage de taille pour des populations qui étaient à l’époque sous-alimentées. Le Président repris une gorgée de lait concentré. Les généticiens lui avaient expliqués que ce gène était aujourd’hui leur malédiction, le responsable de la réduction de leur espérance de vie, de leur obésité, de leur diabète. 

Il réalisait maintenant qu’il s’était produit une étrange symbiose entre leur dégénérescence et la décrépitude de leur île. Au fur et à mesure que les habitants accumulaient une large et graisseuse enveloppe protectrice, l’île perdait la sienne. Pour extraire le minerai, il fallait abattre les cocotiers, enlever la terre fertile et faire des saignées dans les roches. Les arbres et les pluies avaient disparu, les ressources en phosphates s’étaient taries, leur île était dévastée. Ils se retrouvaient riches et sans avenir sur une terre endommagée. Ses démangeaisons reprirent de plus belle. 

Quelques jours auparavant ou peut-être quelques mois, il perdait la notion du temps, il avait reçu le dernier Rapport Confidentiel du Conseiller Principal à la Qualité de la Vie. Les conclusions étaient catégoriques, l’île n’était plus viable, l’île saccagée devait être abandonnée. 

Le grand départ n’avait pas pris des allures d’exode, la plupart des habitants possédaient une double nationalité et un duplex dans des contrées plus riantes et moins polluées. 

Lui avait décidé de rester.

Le regard du Président se posa sur l’étagère où tous les bols avaient été posés à l’envers, comme le commandait la tradition pour piéger les démons. Sous les bols devaient se débattre nombre de génies, il se sentit moins seul.  Eux et lui peupleraient dorénavant l’île que ses ancêtres avaient surnommée la Perle de l’Ecume.

©Rachel Samoul

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