Maria Iconomidou

Maria Iconomidou

Au siècle dernier, l’île où habitait Maria Iconomidou avait été dévastée par un terrible incendie qui avait duré trois jours et trois nuits. L’aïeule de Maria et tous les habitants de son village avaient pu se réfugier sur l’île minuscule au milieu de la baie de l’unique port. Ils s’étaient entassés dans l’église miniature qui trônait très exactement au centre de cette toute petite île et ils avaient prié. Certains n’étaient pas rentrés dans l’église et avaient assisté, dans le silence, à l’embrasement de leur île. L’arrière- grand-mère de Maria Iconomidou, qui était alors une très jeune fille, n’avait pas fermé les yeux pendant ces trois jours et ces trois nuits, elle les avait gardés écarquillés pour voir, comme pour boire jusqu’à la lie,  tout ce rouge et tout ce noir sur son île d’habitude si blanche, si bleue, si verte.

Au matin du quatrième jour, l’île était dévastée et l’arrière-grand-mère de Maria Iconomidou était aveugle. Il ne restait plus un seul chêne, les forêts dont Homère déjà avait chanté la beauté, avaient disparu. Les chênes ne repoussèrent jamais plus et si quelques pousses acharnées et tendres réussissaient à poindre entre deux rochers, aussitôt les chèvres, qui étaient nombreuses et qu’on aimait manger bouillies, se jetaient dessus et les mâchaient avec ferveur.

Malgré sa cécité,  l’arrière-grand-mère de Maria Iconomidou avait appris à broder. Elle était même devenue la meilleure dentellière de l’île. Les motifs ajourés dont elle ornait, inlassablement, les nappes, les draps, les taies d’oreillers, les mouchoirs et les rideaux faisaient la fierté de l’île et de sa mère de qui elle tenait son savoir-faire. Bien que l’arrière-grand-mère de Maria Iconomidou ne brodait pas comme sa propre mère des oiseaux et des fleurs mais des feuilles, des feuilles de chêne. Elle enseigna à son tour son art à sa fille et c’est ainsi que ce savoir transmis de mère en fille s’inscrivit dans les mains dodues de Maria Iconomidou.

La vie de Maria Iconomidou battait au rythme de sa broderie. Maria Iconomidou se levait et brodait. Maria Iconomidou s’interrompait pour manger puis brodait à nouveau. La nuit tombait, et Maria Iconomidou brodait. Elle allait se coucher seulement quand elle n’avait plus la force de garder ses yeux ouverts. Elle tendait les tissus, qui orneraient les coiffes des futurs mariées, sur son tambour. Elle faisait les ourlets sur la Singer que sa grand-mère, la fille de l’aveugle, avait reçu en cadeau de son mari, qui avait quitté l’île quelque temps après pour ne jamais revenir.

Maria Iconomidou était jeune, elle aurait préféré broder moins mais sa mère était morte et il fallait faire de la dentelle. Pour se détendre, elle aimait bien préparer des confitures, elle aimait surtout touiller indéfiniment avec la grande cuillère en bois les raisins pour qu’ils n’accrochent pas le fond de la marmite. Elle aimait la couleur sombre que prenait la confiture, si proche de la couleur de la peau des aubergines et l’odeur la grisait. Quand elle touillait, Maria Iconomidou pouvait rêver mais, malheureusement, on ne se consacrait à la confiture de raisins qu’un mois dans l’année. Quand elle brodait, le rêve était impossible. Maria Iconomidou ne permettait pas alors à son esprit de divaguer. Elle devait se concentrer sur son travail, attentive au moindre point. Le soir venu, il lui semblait que sa tête allait éclater comme une calebasse beaucoup trop mûre.

Le voisin de Maria Iconomidou, celui qui aimait beaucoup lui tirer les tresses quand elle était petite, partait tous les étés pour l’île voisine où il était chauffeur de taxi. L’hiver, il pêchait. Il n’avait pas voulu, comme la plupart des habitants du village de Maria Iconomidou travailler la terre, faire pousser la vigne ou s’occuper des chèvres. Depuis que son voisin partait pour la grande île, Maria Iconomidou le trouvait changé. A l’automne, il revenait au village très brun et avec de grandes cernes bleuâtres sous les yeux. Maria Iconomidou n’avait aucune idée de ce qui causait la fatigue de son voisin. Elle n’avait pas assez d’imagination.

Quand elle rêvait, elle se dissolvait dans les choses, elle devenait confiture ou poussière. Enfant, l’été à l’heure où es grandes personnes faisaient la sieste, où la maison s’immobilisait dans le silence, elle s’installait dans une tâche de soleil qui avait réussi à filtrer à travers les persiennes et elle jouait avec les grains de poussière. L’air était pur sur l’île, s’enorgueillissaient les grandes personnes, comment pouvait-il être pur alors que tant de particules flottaient partout. Elle essayait vainement de les enfermer dans ses petites mains ou elle choisissait un grain de poussière avec grand soin, le regardait fixement, le suivait dans toutes ses circonvolutions, et, peu à peu, il lui semblait qu’elle était dans le grain de poussière, qu’elle devenait ce grain de poussière. De même, elle pouvait voir une nappe avec tous ces détails, ses festons, ses points de croix ou de chainette dans un carré de lin mais cette faculté était réservé uniquement à la dentelle et à la broderie. Dans la vie, elle ne savait pas imaginer des situations, elle ne savait pas anticiper des futurs possibles.

Les cernes du voisin étaient dues à un sport pratiqué, en ce temps-là, avec ardeur dans tout l’archipel. Ce sport engendrait une transhumance des hommes, des îles pas encore touchées par le tourisme vers celles où abondaient les hôtels, les tavernes, les bars, les pubs, les agences de location de voitures, de motos, de mobylettes, de tandems, de vélos, les boutiques de souvenirs, les ateliers d’artisanat typiques. Ces îles baignées par le soleil qui attiraient tous les étés des femmes blondes et rousses à la peau si sensible qu’elles prenaient vite la couleur des fleurs de bougainvillée les plus vives. Ces femmes étaient en quête de soleil car elles aspiraient aux teintes brunes ou caramel, que leur vantaient les publicités pour ambre solaire, qu’affichaient les mannequins vedettes même quand elles étaient blondes et qui étaient la norme en ce temps-là. Les imprécations des médecins qui agitaient l’épouvantail de la disparition de la couche d’ozone et de l’augmentation du rayonnement ultra-violet et qui prophétisaient la prolifération irréversible de mélanomes et autres carcinomes ne dissuadaient personne mais ajoutaient à la pratique du bronzage l’attrait du fruit défendu suivi par la caresse légère de la mauvaise conscience. Maria Iconomidou avait entendu parler des trous dans la couche d’ozone et désormais voyait le ciel comme un immense drap piqué de figures de dentelle. Maria Iconomidou savait aussi que les touristes venaient pour le soleil et la mer et qu’ils se baignaient nus non seulement dans les criques désertes mais aussi ensemble sur les longues plages de sable. Maria Iconomidou avait la peau très blanche et ne savait pas nager.

Les hommes à la peau tannée par le soleil et les touristes rougissantes étaient les protagonistes de ce sport estival. La première mi-temps se jouait en tête-à-tête entre une touriste et un local. Dans la seconde un groupe de plusieurs hommes était requis, le nombre idéal étant de onze joueurs, comme dans une équipe de football, sport d’ailleurs largement pratiqué dans ces contrées.

La première mi-temps se jouait tout l’été, la seconde avait lieu quand toutes les blondes et les rousses avaient quitté les îles au début de l’automne, juste avant l’ouverture de la saison de pêche, la pêche étant interdite l’été. Ce jeu portait le nom de kamaki,  du trident utilisé pour la pêche à la poulpe.

A la première mi-temps, les Insulaires devaient séduire le nombre le plus élevé de touristes rougissantes. Chaque conquête devait être validée par l’octroi d’une photographie. A la seconde mi-temps, les hommes se réunissaient et comptaient les photographies récoltées par chacun d’eux. Ensuite, il était temps de faire le total des points et d’élire le vainqueur de la saison. Le décompte des points respectait des règles bien précises. Ce n’était pas un concours de beauté et les points ne dépendaient ni des mensurations, ni de l’élasticité de la peau des touristes, ni même de leur degré de blondeur. Il ne s’agissait pas non plus de juger les performances sexuelles. Personne n’aurait pu vérifier les témoignages des joueurs et d’ailleurs ces hommes étaient plutôt prudes.

Chaque photographie ramenait un nombre de points différents suivant le pays d’origine de la touriste. Ce barème était mis à jour à chaque nouvelle saison estivale. Il n’était pas fonction des qualités intrinsèques du pays concerné mais variait suivant le quota de femmes de ce pays qui arrivaient sur l’île. Le barème suivait, en fait, les règles simples de l’économie de marché : plus le produit était rare, plus il était cher. Cette année-là, une seule femme inuit du Canada était arrivée sur l’île, elle avait reçu la côte la plus élevée. C’était la première fois qu’une femme esquimau arrivait dans l’archipel. Quelques années auparavant une femme de Sumatra avait été estimée la plus précieuse mais personne n’avait réussi à ramener sa photographie comme preuve d’une relation plus intime.

Dans certaines îles où la pratique du Trident s’était institutionnalisée, chaque vainqueur d’une équipe de onze se présentait aux finales de tous les groupes de l’île et était élu « Roi de la saison ». Cette année-là, pendant que Maria Iconomidou brodait, son voisin avait remporté le titre.

Maria Iconomidou brodait et se demandait pourquoi son voisin était si fatigué. Elle l’avait croisé quand elle était allée à la boulangerie pour acheter le pain et les chaussons au fromage de chèvre dont elle raffolait. Il lui avait parlé et s’était inquiété de la santé de son père. Il l’avait complimenté sur son foulard. Elle avait ri. Maria Iconomidou aimait beaucoup rire.

L’année suivante, un banquier belge à qui on avait vanté ses talents, vint lui faire la commande d’une nappe pour une table très longue, les mesures l’avaient au premier abord effrayée. L’acheteur belge avait aimé le village, il voulait y loger pendant quelques jours, elle lui offrit sa chambre et alla dormir dans le grand lit de ses parents. Depuis que sa mère était morte, l’été, son père préférait dormir à la belle étoile. A la fin de son séjour, le touriste la paya largement pour la nappe et l’hébergement.

Désormais, Maria Iconomidou loua sa chambre l’été et brodait dans la pièce commune. Elle fit un prêt et fit construire une petite maison blanche avec une belle terrasse qui donnait sur la mer. Les touristes aimaient les chambres avec vue. Le village était perché haut sur la montagne, les maisons s’agglutinaient autour du castro vénitien. Le village dominait la mer mais les habitants lui tournaient le dos. Il n’y avait pas de terrasses avec vue, les fenêtres des maisons étaient orientées vers l’intérieur des terres, à l’abri du vent. Elle n’eut aucun mal à louer les quatre chambres de la petite maison. Un écrivain anglais s’y installa même à l’année. Les affaires de Maria Iconomidou florissaient. Ses voisins suivirent son exemple et d’autres maisons blanches tournées vers la mer apparurent. D’année en année, le nombre de touristes augmentait. Un voisin ouvrit une taverne, un autre se spécialisa dans la confection de marionnettes, un autre encore inaugura une boutique d’artisanat où il vendait des céramiques, des tasses, des théières, des brocs peints en bleu, du même bleu dont on peignait les portes et les volets des maisons du village. Un sourire publicitaire s’afficha sur toutes les lèvres. Seule la vieille tenancière du café traditionnel du village avait gardé un air grognon qui rebutait les touristes en quête de sympathie indigène.

Le village et l’île changèrent tellement que le voisin de Maria Iconomidou ne fut plus obligé de s’expatrier chaque été. Les touristes blondes et rousses affluaient sur l’île et le jeu du Trident y devint populaire. Le voisin de Maria Iconomidou initia les hommes du village.

Maria Iconomidou comprit rapidement les règles du jeu, cessa de rire et continua de broder. Elle demanda à son frère de s’occuper de la gestion des quatre chambres de la petite maison blanche. Elle n’alla plus acheter les chaussons tout chauds chez le boulanger. Elle ne voulait plus voir le visage grimaçant de ce village qu’elle ne reconnaissait plus. Elle ne sortait plus de la salle à manger creusée dans le roc de la montagne.

La lumière crue de l’ampoule nue brûla peu à peu les yeux de Maria Iconomidou. La confiture de raisins qu’elle continuait à préparer chaque année perdait sa couleur particulière. Comme son aïeule, elle devint aveugle mais elle ne put léguer son savoir-faire à personne. Elle ne s’était pas mariée. Elle n’avait pas eu d’enfants.

Le voisin de Maria Iconomidou avait finalement épousé une Norvégienne des Iles Lofoten. Malgré son exotisme, cette jeune femme blanche et rousse n’avait jamais été l’enjeu du Trident car elle était arrivée l’hiver, période de repos pour les joueurs. Elle avait une formation dans les sciences de l’environnement et plus particulièrement dans la sylviculture. C’est elle qui fut à l’origine de la réintroduction des chênes sur l’île.

©Rachel Samoul

 

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