La Petite Fille aux allumettes, Rachel Samoul

La Petite Fille aux allumettes, Rachel Samoul

Pour Nicole

Le Bar-Tabac était sombre et étroit. La réserve et l’appartement se trouvaient au-dessus, au premier étage. C’était là qu’elle était née.

Une semaine après la naissance de sa petite sœur, sa mère s’était déjà retrouvée derrière le comptoir à servir des pastis et autres perroquets à des hommes désabusés.

Bébé, elle était, elle-aussi, restée seule dans son couffin tapissé d’un tissu rouge et blanc. Le couffin reposait sur le lit dans l’appartement du haut. Sa mère montait toutes les trois heures pour lui donner la tétée. Elle avait été ainsi très rapidement réglée. 

Quand elle fut plus grande, sa mère venait la coucher pour la sieste, la bordait avec soin dans son petit lit à barreaux et la laissait seule dans ses draps brodés.  Elle se souvient qu’un des barreaux pouvait être tourné sur son axe et qu’il grinçait. Sa mère remontait une heure après pour vérifier que tout allait bien. Souvent, tout était en désordre, les tiroirs de la commode étaient tous ouverts et vidés. Elle s’était endormie à même le sol, entourée de mouchoirs dépliés, de combinaisons froissées, de soutiens-gorge mâchonnés et de slips mouillés de larmes. 

On ne vivait pas dans l’appartement, il avait le même statut que la réserve, on y déposait les quelques meubles, les vêtements et les enfants. Dans la réserve s’accumulaient les cartons de cartouches de cigarettes, les boites de chewing-gums, les coffrets de cigares, les présentoirs à briquets, les paquets de bonbons d’un côté et de l’autre la pile des invendus, journaux froissés, hebdomadaires épais, mensuels glacés. L’odeur du papier journal accentuait celle du tabac, une odeur concentrée, très forte mais presque agréable, très différente de l’odeur révulsante du tabac froid dont s’imprègnent l’intérieur des voitures ou les toilettes des gros fumeurs comme son oncle. Quand son père mettait la réserve en ordre, elle aimait se hisser sur la pile des cartons avec le présentoir à briquets et les classer selon leur couleur ou leur forme. Il était absolument interdit de les allumer mais elle s’amusait à vérifier le niveau du liquide inflammable par transparence. Du haut de son perchoir, parmi les briquets multicolores, elle se sentait souveraine.

Elle aimait beaucoup classer, trier. Ses parents lui avaient donc confié le ravitaillement des cartes postales dans le tourniquet à l’entrée du bar.  Elle ne se contentait pas de renflouer les paquets de cartes postales trop minces, elle organisait les volets du présentoir par sujet, les fontaines, les vues de la campagne environnante qui avaient inspiré des peintres célèbres, les églises, les portails. Plus tard, elle avait été chargée de la mise à jour de l’approvisionnement de cigarettes. Elle vérifiait que tous les casiers étaient pleins, elle déchirait le papier d’emballage des cartouches, c’était un deshabillage plus passionnant que celui de poupées, un suspens presque plus grand que l’ouverture des immenses pochettes-surprises un peu froissées en forme de cornet que son oncle lui offrait à chacune de ses visites. Elle découvrait des paquets de couleur différente, du jaune, du vert, du rouge, le bleu des gauloises et des gitanes avec ou sans filtre, les sigles mystérieux et exotiques de certaines cigarettes rarement achetées, la niaiserie des paquets fleuris, la rudesse des paquets de tabac à priser, les petits paquets de Parisiennes, les cigarettes de troupe qu’il ne fallait surtout pas mélanger avec les autres, le Scaferlati, l’élégance des cigarillos, le tilde sur le n de certains cigares, la finesse des Panatellas. Tabac à fumer, à mâcher, à chiquer, à priser. Tabac pour bourrer la pipe.

Plus âgée, pendant ce même rangement, alors qu’elle s’entraînait à la lecture, elle découvrit les mots Havane, Maryland, Virginie.

Elle rangeait avec beaucoup d’application chaque marque de cigarettes à la place qui lui avait été fixée non par un quelconque système alphabétique, ni selon leur provenance, ni selon la couleur de leur tabac – brun ou blond -, ni d’après la présence ou l’absence de filtres, ni en fonction de leur longueur ou de la rigidité de leur emballage mais suivant une hiérarchie compliquée et fluctuante destinée à faciliter la préhension des paquets tout en économisant les gestes et en évitant les contorsions, les cigarettes les plus vendues sur les étagères les plus basses, les marques peu prisées mais qu’un acheteur occasionnel pouvait demander sur les étagères les plus hautes, toutes les cigarettes bleues franchement populaires posées à même le comptoir.

Ce jour-là, son cousin était de visite. Il fanfaronnait en faisant valoir ses cinq ans tout neufs, il avait fêté son anniversaire quelques jours plus tôt, alors qu’elle devait attendre encore dix-huit jours avant la date merveilleuse. La tante et l’oncle étaient passés derrière le comptoir pour aider sa mère tandis que son cousin et elle essayaient d’attirer l’attention des habitués, le joueur de billard en bleu de travail, le fumeur de cigares aux oreilles décollées, le buveur de canons à la canne tressée. Ils aimaient particulièrement le grand homme dégingandé qui fumait des cigarettes jaunes, – papier maïs lui avait expliqué son père -, et qui savait couper son pouce jauni en deux. Ils réussirent à persuader tous les hommes accoudés au comptoir à jouer à la main chaude avec eux. La partie commençait lentement, chacun posait délicatement et presque au ralenti la main qui touchait le comptoir sur la main qui se trouvait en haut du tas. Elle se concentrait pour ne pas confondre sa main droite et sa main gauche. Insensiblement, le rythme s’accélérait, la main du dessous se plaçait plus vite par dessus, l’impact des mains de son cousin sur sa main devenait plus lourd. A la fin du jeu, elle avait les mains rougies et brûlantes. Les clients retournaient à leurs perroquets ou à leurs panachés. Elle buvait un verre de limonade ou un diabolo menthe.

Ils feuilletaient alors des bandes dessinées permises. Elle savait que près du plafond, sur la plus haute des étagères, se trouvaient les revues interdites. Elle avait essayé de monter sur les étagères comme si elles étaient les barreaux d’une échelle mais dès le troisième degré, elle avait perdu l’équilibre et s’était étalée sur la haute pile de toutes les Marie, les Marie-France, les Marie-Claire, posée à même le sol. Pendant des années, elle avait d’ailleurs cru que le bain-marie était le nom d’un périodique.

Ils se couraient après dans le bar, suppliaient pour recevoir quelques pièces qu’ils pourraient introduire dans le juke-box ou dans le flipper. Ils devaient pour pouvoir atteindre les lance-billes se hisser sur un tabouret. Ils reçurent la permission de jouer au billard et ils purent faire glisser les boules sur le tapis vert, ils n’avaient pas le droit d’utiliser les queues car ils risquaient de trouer le tapis. Ils se contentèrent donc d’enduire consciencieusement leurs extrémités avec le bleu qui leur colorait le bout des doigts. 

Les parents, finalement excédés, les envoyèrent dans l’appartement du haut en leur faisant promettre d’être calmes et tranquilles pour ne pas réveiller la petite sœur.

L’appartement comportait deux pièces en enfilade, la chambre des parents et la chambre des enfants. Il n’y avait ni salon, ni cuisine. On mangeait et on recevait en bas dans le bar. Le cabinet de toilettes et waters se trouvaient hors de l’appartement sur le palier, un demi-étage plus haut.

Une fois dans l’appartement, les enfants restèrent un moment inactifs, assis à même le sol, contemplant l’irrégularité des tomettes, cherchant des fourmis, essayant d’attraper les rayons du soleil qui perçaient entre les lamelles des jalousies.  Elle lui raconta qu’elle avait rêvé qu’elle était une fourmi et qu’elle voulait écraser la fourmi car elle ne savait pas, dans son rêve, qu’elle était une fourmi. Seulement elle qui rêvait savait qu’elle était une fourmi et pas elle qui était dans le rêve.

Puis ils s’emparèrent des figurines en verre et imaginèrent des histoires. Elle insista pour qu’il fasse attention, elle lui demanda de ne pas faire des mouvements brusques. Lors de sa dernière visite, il avait cassé la biche orange et c’était elle qui avait été tenue pour responsable. Leur imagination fut bridée par l’effort qu’ils fournissaient pour manipuler les figurines avec le plus de délicatesse possible; ce n’était pas amusant de faire attention tout en ne faisant pas de bruit. Ils tournèrent en rond dans la chambre, l’ennui comme un ennemi avait pris possession de la pièce. Ils ouvrirent les tiroirs, farfouillèrent dans les sous-vêtements, ils se déguisèrent, elle enfila les robes de sa mère et lui les costumes de son oncle ; elle utilisa des chaussettes pour se faire des seins, puis ils échangèrent leurs accoutrements. Dans la poche de l’un des costumes, elle découvrit une petite boîte d’allumettes un peu cabossée. Elle s’appliqua à frotter le bord rouge de l’allumette, sur le côté rugueux de la boîte, sans succès. Elle ne renonça pas. Le cousin l’observait. Elle recommença l’opération plusieurs fois et l’allumette prit feu. C’était joli. Elle était fière, c’était la première fois qu’elle réussissait à allumer une allumette. Elle enflammait une à une les allumettes, essayait de les faire se consumer le plus longtemps sans se brûler les doigts. Elle sentait le regard admiratif du cousin de cinq ans. Elle laissa l’allumette grillée trop longtemps. Elle la jeta en l’air parce que c’était chaud. Elle atterrit sur le dessus de lit rouge et blanc qui recouvrait le lit des parents. Le bord du dessus de lit s’enflamma. C’était beau. Ils voyaient, fascinés, la flamme s’enhardir et grandir. 

Elle gratta une autre allumette et la lança sur le lit.

Sur le lit reposait le couffin et, dans ce couffin, sa sœur dormait, le pouce dans la bouche, l’index dans le nez.

©Rachel Samoul 

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La Petite fille aux allumettes a été publié dans le n°19 de Continuum, la revue des écrivains israéliens de langue française.