Je n’étais jamais allé à Auschwitz, Yaïr Biran

Ce texte de Yaïr Biran a été publié dans le n°17/18 de Continuum, la revue des écrivains Israéliens de langue française sous le titre « Auschwitz et moi ».

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

Je suis né en novembre 1940 à l’Hôtel-Dieu, en l’Île de la Cité, le berceau historique de Paris. L’Occupation allemande était là.

Dans la nuit du 15 au 16 juillet 1942, j’avais à peine 20 mois, ma mère et moi vivions chez ses parents, rue du Cardinal Lemoine à Paris, non loin de la Seine et de l’ancienne Halle aux Vins. La Police parisienne était occupée à arrêter les Juifs requis par les Allemands. C’était la fameuse et maudite « Rafle du Vel d’Hiv ». Trois policiers français, à ce que l’on m’a dit, sont venus frapper à la porte de l’appartement de mes grands-parents pour les emmener. Mon grand-père croyait qu’on ne prenait que les hommes, pour les « envoyer travailler à l’Est », et il s’était caché dans un cagibi dans la cour – mais quand il vit que l’on emmenait sa femme, il ne put supporter de la voir partir sans lui et se joignit à elle. Ils furent envoyés à Drancy, et trois semaines plus tard des wagons à bestiaux les transportaient à Auschwitz où ils furent anéantis. L’écho que me rapporta une tante vingt ans plus tard, était que ma mère et moi eûmes la vie sauve parce que l’un des agents aurait dit à ma mère : « Prenez votre bébé et disparaissez ». Ce qu’elle fit, ce pour quoi je suis là.

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

Dans les années 1930, mon père vivait à Paris avec deux de ses frères et plusieurs cousins qui portaient le même nom de famille que lui. Ma mère y avait plusieurs oncles et tantes, et quelques cousins, Zitner ou Klopman. Mon père et ma mère ne se connaissaient pas encore, quoique arrivés en France la même année ; mon père était un adulte venu en France pour travailler et gagner son pain, ma mère était une fillette de dix ans, qui avait deux sœurs plus jeunes qu’elle, et son père était un tailleur juif comme tant d’autres. Mes parents ne se connurent qu’en 1939, ma mère n’avait pas encore 20 ans, et ils se marièrent en février 1940 à la mairie du 3e arrondissement de Paris.

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

La guerre éclata en septembre 1939, personne n’avait la moindre idée de la tournure qu’elle prendrait. L’invasion de la Pologne par le régime hitlérien fut le détonateur, comme on sait ce pays fut vaincu en moins de trois semaines. Mon père n’avait pas été naturalisé français, il était donc resté citoyen polonais. Le gouvernement polonais en exil, réfugié à Londres, lança un appel aux centaines de milliers de Polonais vivant hors du pays natal (en France principalement) pour qu’ils s’engagent dans la guerre contre l’Allemagne. Trois divisions furent levées en France, et mon père choisit de s’engager : dans sa compagnie, il était le seul soldat juif, à l’exception du médecin, Frenkel, qui après la guerre resta un de ses meilleurs amis. 

À cette date, en Pologne vivaient toujours mes grands-parents paternels et de nombreux proches des deux côtés de ma famille. Par la suite, ils furent presque tous assassinés, à l’exception de deux cousines qui en réchappèrent, une de « chaque côté ».

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

Début 1940, la division de mon père fut envoyée sur le front de l’Est, aux abords d’Épinal. En mai, fin de la « drôle de guerre », les Allemands enfoncèrent le front par les Ardennes mal défendues, et séparèrent les deux groupes d’armées alliées, celui du Nord et celui de l’Est. La division où servait mon père se retrouva à proximité de la frontière suisse, et officiers en tête, elle passa en territoire helvète, où elle fut désarmée, puis internée dans des casernes suisses. Sur ce, on annonça aux « internés » qu’ils devaient travailler pour gagner leur pain. Mon père alla d’abord aider les paysans suisses à engranger leurs récoltes ; après quoi il devint bûcheron et abattit des arbres, et cantonnier employé à casser des cailloux pour empierrer de nouvelles routes. J’ai encore les photos.

Après l’armistice de juin 1940, concédé par Pétain, ma mère étant seule, elle alla vivre chez ses parents rue du Cardinal Lemoine. Cela explique sans doute que je suis né à l’Hôtel-Dieu, qui n’était pas loin. Après la Rafle du Vel d’Hiv, à laquelle elle et moi avions réchappé, comme je l’ai dit, vint la période de la clandestinité. Je fus placé dans un home d’enfants de la Vallée de Chevreuse, peu de temps sans doute ; puis chez des paysans du Loiret. Je me souviens encore des visites à l’église, le dimanche, de l’eau bénite, du service dominical du curé, de la quête chez les fidèles. Surprenant, non ? Dieu était encore dans les parages. La cour de la ferme aussi, le toit de tuiles, les dépendances où était l’étable et ses vaches. Puis les combats de juillet 1944, quand les troupes américaines se dirigeaient vers la Loire, pour couper la route des divisions allemandes déployées dans le midi et les empêcher de remonter vers le nord. Nous avions tous fui la ferme, pour nous terrer dans un fossé, peut-être une tranchée de chemin de fer… On entendait le bruit des canons, des chars peut-être, d’autres armes sans doute. Je n’en menai pas large, vous devinerez facilement.

Après, il y eut le retour à la ferme : les tuiles tombées dans la cour, les vitres brisées des fenêtres, une certaine désolation. Le pont de pierre qui auparavant enjambait le Loing n’était plus là – plus tard un pont provisoire en bois fut édifié. La vie reprenait son cours lentement.

Destins séparés, destins retrouvés

Ma mère avait « disparu » à sa manière. J’ai retrouvé sa fausse carte d’identité, avec un faux nom évidemment, son métier déclaré était « modiste » – ce qui n’était pas entièrement faux. Pour autant que j’ai pu le savoir, elle passa de ville en ville : Tours, Agen, Toulouse, Lyon, que sais-je encore. Elle ne m’a jamais parlé de ce qu’elle avait vécu. Ni de tout ce qui avait trait à la guerre. Mais je me souviens de l’immédiat après-guerre, à la fin de l’été 1944, de « vacances » avec elle près du bassin d’Arcachon, dans la forêt des Landes – le sol sableux, les chemins de terre, les piles d’obus allemands qui n’avaient pas servi, les enfants plus âgés que moi qui criaient et « jouaient à la guerre », me faisant terriblement peur. Je cherchais les jupes de ma mère pour m’y réfugier, mais elle était un peu indifférente, distante. Était-ce parce que nous étions venus de Paris, en « traction avant » Citroën conduite par un soldat américain nommé Dansas, juif probablement ? Rien n’est sûr, personne ne m’a jamais vraiment mis au courant – et en ce temps-là, je n’avais pas encore 4 ans.

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

L’été 1944, l’écho du débarquement de Normandie parvint en Suisse. Mon père fit alors deux tentatives d’évasion, la première échut, la seconde, en novembre, semble-t-il, réussit. Les Suisses fermèrent les yeux sans doute, sentant approcher la fin du « Reich de mille ans ». Mon père alla sur Paris, se présenter à l’Hôtel Lutetia (de triste mémoire…) où convergeaient tous les prisonniers libérés, les soldats rapatriés, et finalement les rescapés des camps de la mort. J’ai deux ou trois documents témoignant de son passage. Il fit rechercher son épouse, mes parents se retrouvèrent, mais je ne sais comment, j’étais encore chez mes paysans du Loiret. C’est alors que mon père vint me chercher à la ferme, mais je l’accueillis fort mal, pour moi il était un étranger, un monsieur que je n’avais jamais vu, un inconnu. Mais il avait apporté un appareil photographique « Voigtländer » et me prit en photo plusieurs fois, il avait vraiment un sens artistique. J’avais tout juste 4 ans.

Vint le retour à Paris. Mon père avait réintégré son atelier de maroquinerie, dans un ancien hôtel particulier sur la rue de Saintonge. C’était au premier étage, probablement « côté jardin » au 18e siècle, avec des salons de grande taille aux murs et au plafond couverts de moulures fleuries, de hauts plafonds, des volets en bois, de grandes fenêtres donnant sur la rue. En attendant que mon père récupère son appartement rue de Turenne – occupé sans ménagements par un voisin malintentionné – on plaça pour moi un lit d’enfant aux couleurs bleues sous une des fenêtres. Pour quelques mois. Je me vois encore couché dans ce petit lit, comme un angelot. Et ensuite l’appartement de la rue de Turenne, au troisième étage, donnant sur la cour.

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

La vie me fit passer par l’école maternelle, l’école primaire pour garçons, le Lycée Charlemagne, des mouvements de jeunesse juive sioniste, à moitié approuvé par mon père – lequel était sioniste depuis sa jeunesse en Pologne – tandis que ma mère se désolait. Après 1956, je persévérai dans la voie sioniste.

Pèlerinage 

En janvier 1959, je prenais le chemin d’Israël, le pays des Juifs, la patrie ancestrale. Un paquebot battant pavillon bleu-blanc, dans lequel j’étais monté à bord avec une douzaine d’autres jeunes décidés comme moi à rejoindre un kibboutz, nous transporta jusqu’à Haïfa. Je fis ma vie en Israël, quittant le kibboutz au bout de huit ans, pour passer à Tel Aviv, « première ville hébraïque ». Entre-temps, ma mère décéda dans des circonstances tragiques en 1960, suite à une dépression nerveuse due paraît-il aux mauvais souvenirs de la guerre. Il y eut mon premier mariage en 1967, trois enfants que j’aime beaucoup, un divorce, dix ans de célibat, un second mariage.

Mon père et mon unique sœur « firent leur alyah » en 1969 – mais en 1980, après un mariage et un divorce, ma sœur se rendit en Allemagne pour être hôtesse dans une foire-exposition. Ce qui devait être un bref séjour prit une autre tournure et dure jusqu’à ce jour, le provisoire dure longtemps. Moi qui avais juré de ne jamais mettre les pieds en Allemagne, je changeai d’avis en tremblant, en 1986, pour rendre visite à ma sœur à Düsseldorf, en compagnie de mon fils Elad arrivé à sa bar-mitsvah. 

Je n’étais jamais allé à Auschwitz.

Le temps a passé. En 2013, mon épouse Jacqueline, née en Bulgarie, et moi-même prîmes la décision d’aller en Pologne, pays de mes racines et pays du crime. Tout autour de nous, les gens parlaient du « voyage en Pologne » pour y voir les camps de la mort, pèlerinage qui était devenu commun pour les lycéens israéliens de seconde, menés par leurs profs – afin « d’apprendre et comprendre le passé ». Déjà à la fin des années 1980, Jacqueline avait effectué cette « marche des vivants » avec ses élèves du Lycée israélien de Paris. Réflexion faite, je voulais voir où mes grands-parents habitaient à Varsovie, avant le ghetto ; et où les membres de ma famille vivant en France furent déportés et anéantis. À Auschwitz.

Je suis allé à Auschwitz. Nous avons fait le trajet de Varsovie à Cracovie, puis emprunté un minibus. C’était une belle journée de juin, ensoleillée. Au bord de la route, le paysage était champêtre, fleuri. Nous arrivons sur l’esplanade où les gens font la queue pour entrer. Nous rejoignons un groupe avec un guide polonais francophone, très amical et ouvert. Nous franchissons le portail de fer avec sa devise mondialement connue, « Arbeit macht frei ». Voilà les bâtiments de briques de l’ancienne caserne avec leur numérotage. Les sentiers pavés. Le musée et ses montagnes de lunettes, de cheveux, de vieux vêtements, de chaussures, de vieilles valises éculées. Les photographies des baraquements, des lits de bois à étages où sont couchés de pauvres hères en haillons, de l’appel du matin dans le froid et la neige, du travail forcé, des charrettes convoyant les morts amassés à la hâte. Et j’en passe. Nous faisons aussi un crochet passant par les deux fours crématoires qui ont subsisté partiellement. C’est là que des membres de ma famille, transportés par des trains venus de France, trouvèrent la mort.

L’angoisse me prend, mais je ne verse pas de larmes. Invraisemblable, mais aujourd’hui au-dehors il fait trop beau, soixante-dix ans ont passé. La première fois où j’ai pleuré à cause de la Shoah était en 1979, quand avec mes beaux-parents et deux de mes enfants, nous avons visité en Alsace le camp de Struthof-Natzweiler ; nous sommes entrés au musée du camp, j’ai vu la photo d’une résistante juive assassinée, et soudain j’ai fondu en larmes, à la stupeur de mes enfants qui ne comprenaient pas. Quelque chose avait surgi du passé, indescriptible et indicible. Depuis, je pleure toujours le Jour du Souvenir de la Shoah, ou lors d’un film sur le sujet. Auschwitz est en moi, au plus profond, une douleur que je ne saurai situer. Avant cela, je n’en étais pas conscient.

Je suis allé à Auschwitz. Vous voyez.

 

  1. Les noms figurent sur le « Mur des déportés » à Roglit, en Israël ; et au Mémorial de la Déportation à Paris.

©Yaïr Biran

Yaïr Biran en 1967 à Jérusalem