Te souvient-il (21-30) par Esther 0rner
La quatrième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.
Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
Te souvient-il (14-20) par Esther Orner
Te souvient-il de cette fille qui disait à sa mère que n’aurais-je donné pour être belle. Regarde les gros seins que j’ai. Et la mère de protester montre à sa fille un tas de photos de passeport. Et elle dit à sa fille qui n’est plus une adolescente, comme on aurait pu le croire, regarde ce visage pur, ces traits parfaits. Tiens-toi droite tu n’as rien à cacher. Au fil des ans la mère n’est plus et la fille approche de son âge et se souvient que sa mère disait les femmes sont toujours en train de croire qu’elles sont vieilles même à trente ans, qu’elles attendent d’avoir quatre vingt dix ans, c’est à dire nonante ans, pour se plaindre.
22.
Te souvient-il qu’elle disait à ses enfants – pas la peine de m’acheter des cardigans sans poches. Elle s’en est souvenue en repassant, ce qu’elle fait rarement, sa tunique aux grandes poches. Qui sait si l’habilleuse n’avait pas elle aussi une mère qui aimait les poches. Et pourquoi pas. Ça sert au moins à y mettre un mouchoir et aussi à se promener les mains dans les poches. D’ailleurs ces poches-là ont un avantage supplémentaire, elles sont profondes. Rien ne risque de s’échapper.
23.
Te souvient-il de cette jeune femme qui voyait partout des signes. Ce qui en soi n’était pas faux. Tout en voulant la contredire non pas pour le plaisir elle se mit à en chercher aussi. Des signes pour le meilleur et pour le pire. Or les signes apparaissent ou pas. On ne les cherche pas. Et elle plutôt septique se rend compte que tous les rendez-vous ou presque dans un domaine nécessaire mais pas ludique pour autant ont lieu un jour bien précis dans la semaine. C’est le jour de sa naissance et même parfois à l’heure tel que sa mère s’en souvient. Elle décide aussitôt de l’annoncer à la chercheuse de signes. Elle ne réagit pas. N’y voit-elle pas un signe. Après tout à chacun ses signes.
24.
Te souvient-il de cette petite femme jolie qui lorsqu’elle se chapeautait perdait sa joliesse. Pas vraiment. Elle retenait d’elle sa conversation qui laissait derrière elle des paroles qui vous accompagnaient longtemps. Elle a d’ailleurs affirmé qu’elle n’était pas une femme à chapeau, qu’elle se protégeait du soleil et que tout le monde devrait en faire autant. Et si au cours de la conversation elles ont parlé d’autre chose et forcément elles ont parlé, celle qui avait la tête découverte ne se souvient que du chapeau orange qui éclaircissait encore plus la peau fine de son interlocutrice. Il lui mangeait une grande partie de son petit visage rond. Après tout peu importe la beauté, l’essentiel c’est de se protéger du soleil et peu importe si on a une tête à chapeau, expression passée comme la mode des femmes chapeautées. Et donc cette fois c’est l’histoire du chapeau orange qui restera en mémoire plus tôt qu’une parole marquante.
25.
Te souvient-il des cris poussés par une mère et sa fille. A moins que ce fut deux femmes qui tout simplement se disputaient. Non, c’était une mère et sa fille. Elles avaient la même voix. Et si la fille avait une voix plus forte qui couvrait parfois celle de sa mère, c’était uniquement pour se faire entendre par elle. Personne n’arrivait à savoir quel était l’enjeu. Qu’est-ce qui les motivait. Puis ce fut le calme. La fille est partie et quand elle est revenue, il n’y eut plus de cris même si la fille n’avait pas perdu l’habitude de parler très fort. C’était sa manière à elle. D’ailleurs cela n’a pas que des inconvénients. Il n’est pas nécessaire de tendre l’oreille ou de faire répéter ceux qui ont une voix trop basse ou voilée.
26.
Te souvient-il de ce petit papier écrit d’une main tremblante. Était-ce parce qu’écrit sur les genoux ou alors l’âge. Ses dernières lettres écrites à table étaient déjà écrites d’une main tremblante. Même si elle ne sortait plus, elle avait toujours quelque chose à raconter. Comme quoi on peut rester chez soi et écrire sans que l’extérieur vous interpelle. Cela ne contredit pas l’idée que sortir vous stimule. Ce bout de papier ne s’adressait à personne d’autre qu’à elle même. Plutôt un déversoir. Le mot ne semble pas approprié. Elle n’en pouvait plus de vivre. Elle se l’écrivait sans doute pour se soulager. Puis elle cessa d’écrire des lettres. Il y eut peut-être d’autres petits papiers. Si oui, aucune trace.
28.
Te souvient-il de la compassion de cet homme pour un jeune chiot qui venait de renverser sa compagne. Il faut dire que le futur chien loup était beau et prometteur. Mais tout de même aucun geste pour relever sa compagne. Heureusement des passants l’ont relevée. Et ils sont partis comme si de rien. Pas tout à fait. La compagne a engueulé les maitres du chien. Et son compagnon a jeté un dernier regard de compassion sur le jeune chiot.
29.
Te souvient-il de cette parole qui longtemps la perturba – Il n’y a de vrai que la famille. Elle le dit et prit le bras de sa grande sœur qui venait de quitter ses parents. Elle n’a rien dit. Ni approuvé, ni rejeté. Elles se sont longtemps promenées sur une jolie place ancienne trop touristique. Elle n’a jamais oublié cette parole qui n’a jamais été approfondie. Elle s’est tout de même posé des questions quand sa petite sœur a disparu de manière à s’interroger et à se dire pourquoi. Mais pourquoi.
30.
Te souvient-il quand on a lui dit qu’elle ressemble de plus en plus à sa mère à qui elle n’a jamais rassemblé, elle a rétorqué si déjà, je ressemble à ma grand-mère. Peu importe elle ressemble à une vieille dame qu’elle est devenue. Personne bien sûr ne le lui a dit. Elle s’est alors souvenue d’un autre personne vieillissante qui commençait presque toujours ses phrases par un à mon grand âge. Elle faisait une pause. Personne ne la contredisait et personne ne lui glissait un compliment – vous n’en avez pas l’allure ou alors vous ne faites pas votre âge. Non, personne.
©Esther Orner
Tableau Colette Brunschwig, Collection privée