Te souvient-il ? (7-13) par Esther Orner
La deuxième partie de notre feuilleton littéraire hebdomadaire Te souvient-il ? de l’écrivaine israélienne de langue française Esther Orner.
Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
7.
Te souvient-il de cette femme qui ne sortait jamais sans se maquiller. Elle disait on ne sait jamais qui on rencontre. Il faut avoir bonne mine et elle éclatait de rire. Elle est sortie bien maquillée, bien habillée. Elle s’est assise sur un banc. Et effectivement un couple de ses connaissances est passé par là. Ils ont échangé quelques propos. Quelques jours plus tard elle se retrouve à l’hôpital. Elle sort s’aérer et elle tombe sur le même couple et cette fois en tenue d’hôpital et pas maquillée. Quelle coïncidence. Vous ici etc. Et elle s’est souvenue d’une jolie femme jeune qui disait – il suffit que ce jour-là je sorte non maquillée, les cheveux en bataille pour que je rencontre tout le monde.
8.
Te souvient-il de cet enfant qui faillit ne pas naitre. Ce n’était pas le moment. Et comme cela durait, le couple n’attendit plus et l’enfant naquit. Et la mère remercia l’amie qui sut lui conseiller. Le calme, lui, n’était pas revenu. Quand à l’enfant a-t-il su qu’il risquait de ne pas naitre ? S’est-il senti désiré ? On lui raconta qu’ils avaient attendu pour l’amener dans un monde meilleur mais comme tout empirait ils n’attendirent pas de vieillir et c’est ainsi qu’il naquit en pleine débâcle. Et cet enfant se savait attendu et avait un fameux instinct de survie.
9.
Te souvient-il de ce couple qui des heures restaient sur leur terrasse à se faire bronzer en hiver. Dès qu’il pleuvait ils partaient et revenaient quand il faisait meilleur. Comment le savait-il. Il suffit de cliquer pour savoir. C’est vrai. Il leur est arrivé de venir lors de la canicule. Prendre un petit déjeuner. Laisser la table et les chaises en plastique sur le balcon, les verrières ouvertes. Celle qui remarque tout cela, les épie sans doute. Pendant deux trois jours ils ne sortirent pas sur leur balcon où rien n’avait changé. Ils n’étaient pas reparti dans leur pays d’origine qu’elle supposait être un pays nordique. Elle finit par se demander s’ils n’avaient pas été assassinés et qu’un jour on finirait par le découvrir. Ils réapparurent et son mauvais roman disparut. Elle s’est souvenue de deux pipelettes qui au bord de mer inventaient des histoires sur les passants juste pour faire passer le temps qui de toute manière passe. Un élément manquait à son histoire. Ils étaient toujours habillés de blanc. Même en petite tenue.
10.
Te souvient-il de la première cravate offerte à cet homme qui n’en portait jamais. C’était l’époque où les homme ne sortaient pas sans être cravatée, tout comme les femmes sans chapeau. Là c’est confondre les époques. Depuis longtemps les femmes sortent tête nue. Et si déjà les foulards ont remplacé les chapeaux en feutre ou en velours et les chapelières ont disparu depuis longtemps. Ne nous éloignons pas. Il n’était pas question d’offrir une cravate en soie ou en nylon industriel car cet homme ne portait pas de cravate. Ses chemises étaient ouvertes comme ça se fait maintenant quand ce n’est pas un T-shirt. Elle trouva une cravate étroite en laine faite main. Il l’accepta. Elle ne se souvient plus s’il la porta. Et ces jours-ci elle la retrouva parmi les rares pièces qui n’avaient pas été jetées ou données quand l’homme disparut.
11.
Te souvient-il de ces petites filles, plutôt adolescentes, qui racontaient leur enfance qu’elles coloraient de rose. On aurait pu croire qu’elle racontait leurs paradis perdus. Or leur enfance ne fut pas un paradis. Ou alors un paradis de ronce. Elles ne s’imaginaient pas qu’elles essayaient d’effacer ce qui assombrissait leur enfance. Retenir que les jours heureux d’avant. Une de ces petites filles n’avait jamais raconté qu’elle avait eu deux frères et une sœur qui avaient disparu dans la tourmente avec leur mère. Bien plus tard elle en parla. Et c’est avant fut effectivement un paradis perdu que si elle l’avait effacé, elle finit par s’en souvenir. Et qui pourrait dire que ce souvenir ne l’accompagnait pas même lorsqu’elle n’en parlait pas.
12.
Te souvient-il des hivers où les autobus sentaient la naphtaline. Des messieurs en gros manteaux portés rarement était la raison majeure de cet odeur. Ces manteaux d’avant guerre achetés sur un autre continent les avaient apparement accompagnés jusqu’ici. Et les femmes ? Sans doute leurs manteaux moins voyants ou leurs tailleurs également d’un autre continent ne l’avait pas marquée. Elle s’est souvenue de cette histoire ancienne en achetant un produit sentant la fleur de jasmin pour chasser d’éventuelles mites. Elle demanda au vendeur s’il se souvenait de ces boules blanches. A peine, lui répondit il, en riant très fort. Une femme intervint pour dire qu’elle avait les mêmes souvenirs que cette femme. Inutile de signaler que la femme n’était pas très éloignée de son âge.
13.
Te souvient-il de cette amie qui depuis longtemps envisageait de prendre l’avion et venir voir au moins une dernière fois ses amis et surtout sa très vieille amie. A combien d’années remontait cette amitié pour pouvoir utiliser cette expression. Une soixantaine d’années. Et rien de tel disait une autre amie qui n’est plus que les vieilles amitiés qui remontent parfois jusqu’au jardin d’enfant. Elles s’étaient rencontrées au cours d’études dans un pays qui n’était pas le leur. Elles n’ont pas perdu le contact et se rendaient visite, toujours en avion. Là, elle devait venir après de longues années d’absence. A la dernière minute elle annula le voyage. Elle avait des excuses. D’abord le froid. Puis la chaleur. Une guerre qui pourrait se déclencher. La peur surtout. Ou encore plus personne pour lui défendre de voyager. Ou alors l’âge venant on est mieux chez soi. Effectivement à partir d’un certain âge le voyage qui s’est complètement démocratisé grâce au low cost n’est pas forcément à la portée des personnes âgées. Elle ne viendra plus elle qui avait prévu ce voyage depuis de longs mois. Elle dit encore – mon billet est perdu. Et l’amie sans commentaires l’a embrassée de très loin.
©Esther Orner
Te souvient-il ? (1-6) par Esther Orner
Tableau Colette Brunschwig, Collection privée