Le 29 novembre 1947 d’Amos Oz
Le 29 novembre 1947, ou en hébreu kav tet be november, כ »ט בנובמבר est la date où l’ONU a voté le partage de la Palestine qui allait aboutir à la création de l’Etat d’Israël, une date d’une importance phénoménale pour le peuple Juif. J’ai entendu l’année dernière à la radio israélienne une émission sur l’écrivain israélien Amos Oz où il lisait ce passage de son livre autobiographique « Une histoire d’amour et de ténèbres » et je me permets de le retranscrire ici tout en vous, conseillant, si ce n’est encore fait, de lire ce livre magnifique.
(…)On n’entendait pas un mot, pas un toussotement, pas un piétinement. Pas le moindre bourdonnement de moustique. Seule la voix profonde et rauque du speaker américain qui d’échappait de la radio dont le volume, poussé à fond, faisait vibrer l’air nocturne, à moins que ce ne fût la voix du président de l’Assemblée, le Brésilien Osvaldo Aranha. Il lisait les noms des derniers pays de la liste, dans l’ordre alphabétique anglais, aussitôt suivi de la réponse de leur représentant. United Kingdom ; abstains. Union of Soviet Socialist Republics : yes. United States ; yes. Urugay ; pour. Vénézuela ; pour. Yemen ; contre. Yougoslavie ; abstention.
Ici, la voix s’interrompit et le silence venu d’ailleurs qui s’abattit soudainement figea la scène, un silence terrifiant, tragique, le silence de foules retenant leur respiration, un silence tel que je n’en avais jamais entendu avant cette nuit ni ne devais plus jamais en attendre par la suite. Puis la voix épaisse, un peu cassée, fit à nouveau trembler l’air tandis qu’elle résumait avec une rude sécheresse débordant d’allégresse ; trentre-trois pour. Treize contre. Dix abstentions et un absent. La résolution est approuvée.
Sa voix fut couverte par un grondement qui s’échappa de la radio, enfla, déborda des galeries en liesse de la salle de Lake Success, et après deux ou trois secondes de saisissement, la bouche ouverte comme assoiffée, les yeux écarquillés, un premier rugissement affreux jaillit de notre rue perdue, au fin fond de Kerem Avraham, au nord de Jérusalem, déchirant les ténèbres, les bâtiments et les arbres, une clameur stridente, rien à voir avec les acclamations de joie des spectateurs, plus près peu-être de l’horreur et de l’épouvante, un beuglement cataclysmique à ébranler les pierres, à glacer le sang, comme si les vociférations des morts passés et futurs s’immisçaient par un interstice, aussitôt refermé, pour céder la place à une multitude de beuglements d’allégresse et de cris rauques où se mêlaient « Le peuple d’Israël est vivant « , l’Hatikvah, que l’on s’efforçait vainement d’entonner, les glapissements des femmes, les applaudissements, et » Ici, dans la terre chérie de nos ancêtres « , ensuite la foule se mit à tourner lentement sur elle-même comme si elle était malaxée dans une gigantesque bétonnière, il n’y avait plus d’interdits, je sautai dans mon pantalon, négligeant chemise et pull, et déboulai dans la rue où quelqu’un, un voisin ou un inconnu, me prit dans ses bras pour que je ne me fasse pas piétiner et, passant de main en main, j’atterris sur les épaules de papa, près du portail. Mes parents étaient là, enlacés, tel deux enfants perdus dans la forêt – jamais je ne les avais vus ainsi, ni avant ni après cette nuit-là – et je m’étais retrouvé brièvement au milieu de leur étreinte puis à nouveau sur les épaules de mon père, si intelligent et si poli, qui criait à tue-tête, à voix nue, sans plus de mots ni calembours ni cris de joie, comme avant la création des mots.
Amos Oz, Une Histoire d’amour et de ténèbres, (trad. Sylvie Cohen), ed. Gallimard, p. 375