Souvenir d’enfance : mon assiette de couscous
Voici un texte extrait d’un manuscrit inédit : Sous le sein gauche. En hommage à ma mère Jeannine Samoul. Que son souvenir soit source de bénédiction. C’est bien connu le meilleur couscous est celui de sa mère. Il n’y a pas de carottes dans le nôtre et il se mange à la cuillère et surtout pas à la fourchette ! Vous aussi jouiez-vous à ce jeu enfant ?
Quand elle était enfant, elle ne pouvait pas manger une assiette de couscous sans la transformer en paysage de campagne. Elle recréait à l’aide des divers ingrédients du couscous un paysage pastoral. Elle commençait par araser la semoule tout en se représentant mentalement quelle configuration donner au lieu qu’elle allait créer. Sa décision prise, son plan établi, elle passait à l’action. Des bosselures et des rotondités savamment organisées du dos de la cuillère figuraient les collines et les vallées. Avec la fourchette, elle dessinait des chemins ; elle creusait le lit d’une rivière. La topographie une fois fixée, elle choisissait les autres ingrédients non pas selon ses goûts culinaires, mais en fonction de la nature du paysage qu’elle voulait créer. Pour la toundra, elle se faisait servir copieusement du chou qui se transformait en lichen. Pour un paysage de Beauce, elle renonçait aux pois chiches et aux légumes du bouillon, elle traçait directement dans la semoule des sillons avec le dos de sa fourchette, elle choisissait ce paysage quand elle n’avait vraiment pas faim et qu’elle manquait d’inspiration, son assiette était alors aussi ennuyeuse que de la monoculture. Pour un paysage rocailleux au contraire, elle se faisait servir une pleine louche de pois chiches. Si son domaine allait être marécageux, elle demandait à être arrosée abondamment de bouillon. Puis, elle fignolait, elle plantait la partie comestible des radis dans les graines de semoule, leurs queues vertes représentaient les arbres et les bosquets, la salade de poivrons prenait des allures de feuilles d’automne, un amas de pois chiches se transformait en grands rochers, des pois chiches épars des cailloux dans les champs, la tranche de l‘hasbane, ces viscères farcis de viande hachée à l’aspect brunâtre, devenait la souche d’un arbre sauvagement abattu. La citrouille, les navets, les courgettes comme délavées, la viande filandreuse, la harissa, la moelle des os du bouillon, tous avaient un rôle à jouer.
Elle s’ingéniait ensuite à détruire avec beaucoup de délicatesse son oeuvre. Tous ces travaux de terrassement lui avaient ouvert l’appétit. Elle nivelait les collines qu’elle avait eu tant de mal à former en une cuillerée, elle agrandissait, petit à petit, en remplissant sa cuillère le lit de la rivière, elle supprimait un éboulement de pois chiches, elle élaguait les queues de radis, elle se sentait un appétit d’ogre, des tranchées dans la semoule devenaient des ravins profonds, des monticules disparaissaient. Au fur et à mesure, le dessin des assiettes bleues se dévoilait comme dans ces puzzles télévisés où les détails du visage d’une célébrité se révèlent à chaque fois qu’un téléspectateur donne une bonne réponse.
Quand la faim la taraudait trop, elle ne renonçait pas à sa fonction de paysagiste de l’assiette mais elle n’avait pas la patience d’éliminer sa création par petites touches, elle imitait alors un cataclysme et brouillait avec sa cuillère toute son oeuvre ou se plaignant que son couscous était trop sec, elle se faisait resservir une bonne louche de bouillon qui immergeait toutes ses terres. Que c’était bon !
©Rachel Samoul
Lire aussi Le séder de Rosh HaShana ou manger les mots