Le chèque, Agnès Bensimon
Ce texte d’Agnès Bensimon est paru dans le n°14 de la revue des écrivains israéliens de langue française, Continuum consacré au 70e anniversaire de l’Etat d’Israël.
Le soleil tombait dru sur ses épaules au sortir du parc ombragé. Le temps de parcourir les quelques mètres jusqu’à l’arrêt d’autobus – un méchant piquet rouillé surmonté d’un panneau en bois délavé, son chemisier lui collait à la peau. Elle était essoufflée. Sa corpulence, son âge aussi, lui faisaient davantage ressentir les effets du hamsin qui pesait sur Jérusalem depuis deux jours. Heureusement, le bus arrivait ; comme d’habitude il était vide. Elle s’y hissa lourdement et s’assit juste derrière le chauffeur qui l’accueillait avec un franc sourire. Cela faisait des années qu’ils se croisaient, les mercredis, sur le coup de 10 heures.
-Eh bien Rivka, comment ça va aujourd’hui ?
-Pas très fort mon garçon, j’étouffe, oïe ! Parfois j’aimerais mourir…
-Allons, allons, qu’est-ce que je devrais dire moi, dans les embouteillages toute la journée et dans cette carlingue surchauffée ! Rivka, comment peux-tu sortir tête nue, achète-toi un chapeau en ville, d’accord ? Tu as pris à boire avec toi au moins ?
Penaude, elle baissa les yeux sans répondre. Moshe se pencha et saisit une petite bouteille d’eau minérale qu’il lui tendit d’autorité.
-Mais où as-tu la tête ce matin ? Et ils t’ont laissée sortir comme ça ?
Puis il se mit à lui raconter des histoires de conducteurs d’autobus sur un ton joyeux et avec force mimiques. Un enchaînement ininterrompu d’altercations avec des passagers mal lunés, d’accidents évités de justesse, de blagues entre collègues ou de crises avec la direction de la compagnie Egged. Rivka entendait sans écouter vraiment ce flot de paroles, abrutie de chaleur, secouée par les cahots. Elle regardait le paysage désolé, les collines de pierrailles grises sous le soleil. Ses mains restaient crispées sur un petit sac de cuir noir égratigné qui ne contenait qu’un peigne, un mouchoir, sa carte de transport, une clé et une enveloppe pliée en quatre. Elle but une gorgée d’eau en bénissant Moshe, humidifia son mouchoir et s’essuya soigneusement le visage. Dix minutes plus tard surgissaient au détour du vallon des tours blanches et lisses, percées d’étroites fenêtres. C’étaient les premières habitations qu’ils rencontraient ; le quartier occupé par des religieux lui faisait penser à un vaste blockhaus où des arbustes malingres, enserrés dans des grilles, criaient leur souffrance de leurs pauvres branches effeuillées. Moshe s’arrêta à une invisible station. Rivka se trouva perdue au milieu de femmes en perruques, d’enfants, de poussettes, les hommes ayant choisi l’autre rangée pour se plonger dans des livres saints ou pour parler affaires. Moshe, lui, ne parlait plus. Enfin parvenue au centre ville, elle lui adressa un petit signe amical en sortant.
Elle se traîna à pas lents vers la banque. A l’intérieur il faisait bon, grâce à la climatisation ; elle s’enquit de sa place dans la longue file et alla s’asseoir. Prise d’un accès de panique, elle fouilla dans le petit sac, craignant soudain d’avoir oublié l’enveloppe. A chaque fois elle éprouvait le même malaise, une angoisse sourde, un goût amer dans la bouche. Impossible de s’y résigner… Son tour vint, elle gagna le guichet, tendit le chèque plié en quatre puis fourra vivement l’argent qu’on lui avait remis en échange. Elle retourna s’asseoir, compta et recompta les billets, les sépara en quatre maigres liasses égales, en glissa trois dans l’enveloppe et la dernière dans une bourse usée qu’elle sortit de la poche de son ample jupe marron. Elle reprit un peu d’assurance, un faible sourire détendait son visage : c’est promis, se dit-elle, je ne vais dépenser que ce qui est dans la bourse. Je garde le reste pour les autres mercredis. Elle franchit le sas avec dans les yeux un regard brillant de convoitise. Elle revivait sa première sortie, dans la grande ville, là-bas, avec ses joyeuses cousines et le premier argent de poche donné par son père, de mémoire bénie. Là-bas…
Elle se dirigea droit sur le kiosque le plus proche et avala d’un trait un grand verre de jus d’oranges pressées et un gâteau au fromage qui avait le goût du réfrigérateur mais réussit à faire passer l’amertume dans sa bouche. Juste à côté se trouvait un marchand de fruits secs, elle se laissa tenter et acheta un sachet d’amandes grillées qu’elle acheva en faisant du lèche-vitrines. Dans la rue piétonne, un nouveau café français venait d’ouvrir, elle s’installa en terrasse, sous un joli parasol coloré, commanda une café-crème et un croissant. Elle n’en laissa pas une miette, comme par devoir. En poursuivant dans la rue de Jaffa, elle tomba sur un bazar qui présentait une pile de chapeaux à l’entrée. Elle pensa à Moshe en choisissant un modèle en paille à larges bords, avec une marguerite piquée dans le ruban. Quelques pas encore, puis elle se mit en quête d’un endroit pour déjeuner. Malgré les quelques centaines de mètres à parcourir dans la fournaise, elle opta comme d’habitude pour l’un des plus agréables endroits de Jérusalem, la Maison d’Anna Ticho et son jardin magnifique. Par chance elle trouva de la place, non loin de cet homme à peine plus jeune qu’elle et qui ne cessait de noircir des feuilles, paraissant installé à demeure. Elle examina la carte avec le plus grand soin.
-Je vais commencer par une salade Waldorf, puis une quiche aux poireaux, servie avec ses quatre légumes. Je verrai ensuite pour le dessert.
Bien calée dans son siège, elle regardait les touristes attablés d’un œil distrait, tout entière à la satisfaction d’être là, seule, loin de ses compagnons d’infortune. L’angoisse, cependant, l’étreignait par bouffées imprévisibles. C’était ce chèque qu’il lui fallait encaisser, chaque mois, depuis des années et des années. Libellé dans cette langue illisible. Il lui vint brusquement à l’esprit que si elle n’avait pas réussi à s’en sortir, c’était à cause de ça : ce chèque barré lui barrait la route … Elle chassa cette idée au plus vite. Au moment de régler l’addition, elle fut ravie de voir qu’elle avait bien écorné son pécule. Elle ajouta un généreux pourboire à la jeune serveuse. Lorsqu’elle dépensait leur argent, elle se sentait beaucoup mieux.
Elle quitta cet îlot de calme pour regagner le centre. Elle terminait toujours sa sortie du mercredi en se rendant au Mashbir, ce grand magasin situé à proximité de l’arrêt du bus du retour. Poussant un chariot, elle sillonnait une à une les travées, cédant le plus souvent à ses désirs. Ce qu’elle s’était refusé la semaine passée, elle se l’offrait à présent. Le chariot se remplissait de nourriture et de gadgets aussi hétéroclites que futiles. Il y avait des petits cadeaux pour tout le monde, ceux qui constituaient son entourage, sa famille d’adoption. Parvenue à la caisse, les yeux rivés sur les chiffres qui défilaient, elle eut un pincement au cœur. Ce qu’il lui restait dans la bourse n’allait pas suffire. Quand le total s’afficha, elle plongea la main dans son sac et sans hésiter en retira une nouvelle liasse de billets. Peu importe si elle se faisait disputer, elle avait encore tout le temps d’y penser.
Le poids des sacs de nylon lui coupait la circulation dans les doigts. L’épaisse chaleur du dehors la saisit à la gorge. Une foule énervée attendait le bus. Les bancs sous l’abri étaient déjà occupés par des personnes âgées. Elle se sentait enfler de toute part. Le sang battait à ses tempes sous les assauts d’une migraine qui s’annonçait terrible. Après un quart d’heure d’attente, ce fut la ruée et une rude poussée la fit monter. Elle leva des yeux implorants vers le conducteur ; ce n’était pas Moshe, mais il se retourna pour ordonner qu’on laissât la dame au chapeau s’asseoir. Elle se tassa contre la vitre et ferma les paupières, respirant avec peine. Elle demeura repliée sur elle-même jusqu’à ce qu’elle perçoive que le bus était presque vide. Elle regarda le paysage familier des collines de pierrailles. Enfin, elle descendit. Le pas mal assuré, courbée par le poids de ses achats, elle gagna directement sa chambre, sans passer par le bureau des infirmières comme elle aurait dû le faire. A peine entrée, elle laissa tomber les sacs et s’affaissa sur son lit.
Comme à l’heure du dîner la place de Rivka au réfectoire demeurait vacante, l’infirmière de garde se rendit dans sa chambre. Inquiète de l’état de faiblesse de la vieille femme, elle appela le médecin-chef de l’institut psychiatrique. Celui-ci jeta un bref regard sur le contenu des sacs jonchant le carrelage moucheté, sans paraître surpris. Tous les patients qui recevaient des indemnités de l’état allemand en faisaient le même usage. Il nota dans son rapport que dorénavant il supprimait aussi pour Rivka les sorties du mercredi.
©Agnès Bensimon