« Autoportrait en cinéaste » de Chantal Akerman lu par sa cousine

En hommage à Chantal Akerman (6 juin 1950, 5 octobre 2015), sa cousine, l’écrivaine  Esther Orner nous livre ici des extraits d’un texte inédit sur le livre Autoportrait en cinéaste, écrit en 2004, faisant partie de son tapuscrit « La Lectrice de Soi »,  juillet 2004                                                                   

Autoportrait en cinéaste, Chantal Akerman,  Cahiers du cinéma, 2004.

C’est avant tout un très beau livre plein de photos sur les films et les rencontres de Chantal Akerman. C’est elle qui écrit le texte. Et elle écrit comme elle parle.

Il y a “ma cousine” sans nom. On peut le deviner à partir d’une photo. Ou plutôt sa légende. C’est un juste retour des choses. Elle a une cousine qui longtemps a écrit sans mentionner les noms des personnes, ni ceux des lieux. “La cousine” apparaît au début. On peut se demander si elle apparaîtra encore. Et si oui, peut-être sous son nom comme les autres personnages de sa vie ou alors le destin de la cousine c’est d’être “la cachée.”

En 1984 a eu lieu “l’explosion.” Quoi ? Ce n’est pas dit. On peut deviner. Je devine. Plutôt je sais. Mais puisqu’elle ne le dit pas. Ne disons rien. Et je ne peux que constater encore et toujours que chaque récit autobiographique cache et révèle. Ça fait partie du genre.

… “Un enfant avec une histoire pleine de trous, ne peut que se réinventer une mémoire. De ça je suis certaine.

Alors une autobiographie (…) est toujours réinventée.”  page 30

Toutefois on sait qu’elle écrit pendant l’explosion et puis qu’elle reste hébétée pendant des mois. (p.65). Chez la cousine la même année il y eut aussi “explosion” –  maladie et mort.

Le premier film de Chantal Akerman Saute ma ville 1968. Elle a dix huit ans. Je ne l’ai vu qu’après 1983 ici à Tel Aviv et après avoir vu les longs métrages dont  Jeanne Dielman et Les rendez-vous d’Anna. Lors de la projection du petit film “en turbulence et accéléré”, je me suis dit  que tout y était même si ses films plus tard seront plus lents. Une première œuvre c’est toujours émouvant. Dans les autres à venir, on passe son temps à parfaire et à essayer de dire autrement.

Au sujet du titre  Jeanne Dielman elle répond  qu’elle l’a trouvé  in a shoe box  (p. 87) Que j’aime ce genre de réponse à une question somme toute idiote. Elle se dit qu’elle aurait pu être plus polie.  Elle avait à peu près 25 ans. Elle n’était pas sortie de l’adolescence.  Et aujourd’hui, non plus dira-t-elle. De toute manière “Dans les boites de chaussures, il y a des photos et de temps en temps on les regarde.

Elle définit d’une manière tout à fait intéressante les rapports entre fiction et documentaire :

Oui, la grande différence (…) c’est que quand on part tourner un documentaire, on part sans scénario et sans acteurs.

Après le documentaire tourné et monté s’il n’ouvre pas une brèche dans l’imaginaire, s’il ne s’y glisse pas de la fiction, alors pour moi ce n’est pas un documentaire. Quand à la fiction, s’il ne s’y glisse pas du documentaire alors j’ai du mal à penser que c’est un film de fiction”  (p.90)

Le documentaire proche d’une écriture par association d’idée avec une idée de départ bien définie. Si ce n’est pas aller à l’aveuglette, c’est tout de même se réserver de vraies surprises.

(…)

“La cousine” se retrouve seulement dans les débuts parisiens de la cinéaste et de ses premiers films. Ne dit-on pas briller par son absence ? Mais soyons juste le peu qu’elle en dit montre que la cousine a joué un certain rôle dans sa vie. Et puis il faut se détacher et suivre sa propre voie. Sa propre voix. “La cousine” et la cinéaste qui ont plein de choses en commun ont emprunté d’autres chemins et donc ont eu des vies bien différentes.

Ne dit-elle pas au sujet de Jeanne Dielman -”Quand ma cousine – celle à qui à dix ans, j’ai dit fièrement que je ne croyais plus – a vu  Jeanne Dielman, elle a dit oui tout ce qu’on dit sur ce film c’est sans doute vrai, mais personne ne voit que c’est un film sur la perte, sur la nostalgie du rituel perdu. J’ai réfléchi. Plusieurs années, et avec les années c’est devenu totalement vrai pour moi. Si vrai que cette histoire de perte est devenue une souffrance.” ( p. 24).

Il y eu d’abord une projection privée de Jeanne Dielman au club 13 qui appartenait à Lelouche. “La cousine” et son compagnon  dans de bons fauteuils clubs. Le compagnon enthousiaste. Et le coup de fil le soir de la cinéaste à la cousine : “Si tu as aimé, téléphone à la famille à Bruxelles, dis-le leur, toi ils t’écouteront.”   Ô famille que je vous aime !

Il y a des pages entières écrites en italique. Ce n’est pas du parlé. Cela concerne les scénarios. C’est écrit tout comme le parlé dans le sens fort de l’écriture. Elle a fait du chemin depuis la remarque d’un professeur sur sa rédaction “ Style populaire.” (p.112) “La cousine” a étudié dans le même lycée et a été traitée de la même manière. Avec mépris. Comment réagit-on ? Partir, puis revenir et finalement écrire en français dans la langue qui vous est contestée par les natifs ?.Je ne peux que répéter Saramago dans son Ricardo Reis – c’est la langue qui vous choisit. Quand au style on en a un ou pas. Qui ne sait depuis Stendhal que “Le style c’est l’homme” ? 

Je ne sais plus où j’ai lu il y a longtemps quelque chose qui ressemble à cette phrase au sujet de la mère d’Akerman – “Maintenant je pense que je lui ai volée sa parole” ! “La cousine” a eu la même impression par rapport à sa propre mère. Et sans doute tous ceux et celles qui écrivent sur quelqu’un de proche transposé ou pas.

Les écrivains comme les cinéastes sont des voleurs de parole.

Encore une remarque intéressante (inutile de dire que ça ne manque pas)  – “C’est toujours son père et sa mère qu’on retrouve en voyage.” (p. 142) Est-ce une vérité universelle ? En tous cas cela pourrait expliquer ceux qui n’arrêtent pas de voyager et ceux qui ne bougent que pour l’essentiel. Ces derniers auraient-ils peur de retrouver leurs pères et mères ? Remarque pour le moins énigmatique.

Pour Dest c’est clair – Chantal akerman suit les traces de ses parents, de sa famille. Pour le film sur le Moyen-Orient qu’elle ne tournera pas c’est plus compliqué. Si elle veut retrouver “ses origines” elle devra inclure Israël où sa mère dit oser enfin marcher au milieu de la rue. (p. 25)

Et toujours au sujet D’est, la cousine aurait dit “c’est un film sur l’implosion” et “que ça ne peut être fait que par un enfant de la deuxième génération, d’après les camps, d’après l’ère du soupçon.”

Mais pourquoi ça ? Il faudrait demander à la cousine.

La critique, les gens de métier et un public de cinéphiles ont tout de suite su apprécier la cinéaste, le public, lui, ne suit pas toujours quand il n’est pas hostile. C’est ainsi que j’avais revu en salle Hôtel Monterey sous des réactions insoutenables. C’est un film underground rapporté des États Unis, on se serait donc attendu que le public soit avisé.

Très vite ce fut le chahut. Quelqu’un alluma même son transistor. “La cousine” présente dans la salle essaya de faire taire les perturbateurs. A la fin de la projection un débat eu lieu. La réalisatrice était absente. La cousine a pris la parole simplement pour dire si ça ne vous plaisait pas vous pouviez sortir. Ah c’est vous la réalisatrice. L’intervenant était prêt à l’étrangler. Non simplement une spectatrice qui a payé son billet d’entrée en droit de voir calmement le film.

Akerman si elle ne dit pas tout car personne ne dit tout en dit assez et avec pas mal de courage. Ainsi à la page 56, pour pouvoir filmer à ses début elle a fait n’importe quoi puis sans doute aussi grâce à la reconnaissance elle dit “Je n’ai plus rien volé.

Un jour elle avait apporté à “la cousine” un très joli cendrier en verre qu’elle avait chapardé pour ne pas dire volé. Il est toujours chez la cousine. Pas cassé. Et pourtant il a voyagé.

Akerman arrive à la fin de son texte un dimanche, jour où elle aime écrire. Il va falloir censurer dit-elle “C’est très rare que je censure, mais cette fois il va me falloir le faire, parce qu’à certains moments, ce texte est devenu un défouloir. (p. 165) Elle a certainement su se relire et écrire. C’est loin d’être devenu un défouloir, mais plutôt un texte avec justesse dans le ton.

©Esther Orner

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