A la recherche de Brouria dans Nahalat Itshak
Pour lire toutes les marches du projet Tel Aviv, en marchant, en écrivant
Lors de ma dernière promenade dans le Kerem Hateimanim et en passant dans la rue Rabbi Méir, je me demandais si la femme de ce rabbin, Brouria, une érudite du Talmud, avait droit elle-aussi à sa rue à Tel Aviv. Je l’ai trouvée dans le quartier de Nahalat Itshak, de l’autre côté de l’Ayalon, près de Givatayim. Pas dans les limites que j’ai défini pour mon projet Tel Aviv, en marchant, en écrivant mais les limites étant faites pour être dépassées, j’ajoute cette incursion hors l’Ayalon dans mon projet.
Le quartier s’appelle Nahalat Itshak. Il a été fondé en 1925 par un groupe de Juifs originaires de Kovno en Lituanie. Il porte le nom du rabbin Yitshak Elchanan Spector, Grand Rabbin de cette ville au XIXe siècle qui a également une rue à son nom près de la Tour Shalom.
C’était une implantation agricole avec un moulin à huile, un nombre important de minoteries et surtout beaucoup d’étables. Les laiteries Tara ont été créées en tant que coopérative des fermiers du quartier.
A la Croisée des Chemins, Parachat Drachim, c’est le nom de la rue où je retrouve mon ami Dan, surnommé Dan le Grand, en passe de devenir Dan l’Ancien, mathématicien, philosophe et promeneur. C’est la continuation vers l’Est de la rue Arlozorof. Un endroit très urbain où l’on ressent de plein fouet l’énergie de la Ville. Nous nous arrêtons sur le pont qui traverse l’Ayalon, le canal en général à sec où a été endigué le cours d’eau ou plutôt l’oued du même nom, et sur les berges duquel a été construit le périphérique et la voie ferrée. Incroyable, le canal de l’Ayalon est plein d’eau, signe que cet hiver a été vraiment pluvieux. Un beau panorama sur les tours de Ramat Gan au Nord et les Tours Azriéli au Sud.
Nous voici au croisement de la rue Arvei Nahal et de Igal Alon. Devant nous Nahalat Itshak. Arvei Nahal, le nom du saule des rivières, sûrement la proximité de l’Ayalon et aussi une connotation rabbinique, l’arava étant l’une des quatre espèces que l’on agite avec le loulav, la branche de palmier à Souccoth.
Nous nous décidons pour une marche aléatoire avec seulement l’intention de découvrir la rue Brouria et des traces du passé agricole du quartier. Plus je lis sur Brouria et plus je suis intriguée. Intelligente, forte femme, étudiante brillante mais aussi personnalité controversée.
Le quartier n’a vraiment rien de pittoresque. Des bâtiments inintéressants. Pas d’étables ni de vaches. Une yeshiva. Beaucoup de rues qui portent des noms de livres en rapport avec le Talmud : Menorat HaMaor, Le Chandelier de lumière, nom d’un des ouvrages de Rabbin Itshak Abouaf, rabbin espagnol de la fin du XIVe siècle, où il a organisé en sept parties comme autant de bras de la Menorah les récits et les anecdotes du Talmud, une lecture très prisée des femmes.
Je repense à Brouria. Elle aurait protesté lorsque son mari aurait dit que les femmes étaient frivoles, נשים דעתן קלה. Pour la tester, son mari Rabbi Méir aurait demandé à l’un de ses élèves de la séduire.
Nous voilà dans la rue Peat HaShoulhan, le Bord de la Table, un commentaire du XIXe siècle du Shoulhan Arouch, la Table dressée par le Rav Israël Ashkénazi de Shklow, un disciple du Gaon de Vilna qui s’installe à Jérusalem puis à Safed. Son livre se consacre surtout aux commandements liés à la terre d’Israël. Pea étant le bord du champ que le propriétaire ne récoltait pas pour que les pauvres puissent y glaner.
Yalkout HaRoim, un recueil de midrachim, de commentaires et d’anecdotes d’après le nom d’une fleur, en français, la bourse du Pasteur, aussi appellée bourse de Juda. Après les fleurs, les fruits avec la rue פרי מגדים Pri Megadim, une citation du Cantique des Cantiques : Tu es un jardin clos, ma sœur, ma fiancée, une source fermée, une fontaine scellée. Tes plants sont un paradis de grenadiers et de fruits exquis. C’est aussi un livre, écrit par Yossef Teumim qui vivait en Galicie au XVIIIe siècle, encore des commentaires sur le Shoulhan Arouch, la Table dressée.
Malgré cette allusion féminine, toujours pas de rue Brouria. Longtemps, elle aurait résisté aux avances du jeune étudiant mais finalement elle aurait succombé. Quand elle se serait rendu compte de sa faute, ou quand elle aurait été mise face à la duplicité de son mari, elle se serait suicidée et lui se serait exilé en Babylonie. Je remercie la poétesse Haya Ester, savante dans le Talmud pour tous les éclaircissements.
Les aléas de la vie humaine sont condensés dans trois rues du quartier, la vie, la pulsion de vie, la mort : Hayé Adam, la Vie de l’Homme, du rabbin Dantzig, encore des commentaires du Shoulhan Arouch de Yossef Caro, Hefetz Haim, Désir de vie, un livre du Rabbin Israël Meir HaCohen, l’un des grands talmudistes de la génération d’avant la Shoah et Maavar Yabokk, du nom d’un livre de prières pour les agonisants. Et non loin de là, se trouve le cimetière de Nahalat Itshak. Des rues pour résumer le destin de l’homme.
C’est dans la rue Maavar Yabbok, que nous faisons une petite pause avec une religieuse de la pâtisserie Carême, pas en référence à la période d’abstinence chrétienne mais en honneur de Marie-Antoine Carême, le pâtissier de Talleyrand. Surprenant de le retrouver ici.
Le cimetière Nahalat Isthak a été inauguré, si je puis dire, en 1932 lorsque celui de la rue Trumpeldor ne suffit plus aux besoins de Tel Aviv. Dans le cimetière, il y a un mémorial en souvenir des Juifs de Lituanie massacrés pendant la Shoah. Une partie du cimetière dépend de la municipalité de Tel Aviv et l’autre de celle de Givatayim. D’ailleurs, en 1958, la ville voisine de Givatayim a voulu annexer tout le quartier de Nahalat Itshak mais la Cour Suprême n’a pas entériné la décision.
D’autres rues font le lien avec les Juifs de Lituanie, la rue Moreshet Yaadout Lita, Tradition des Juifs de Lituanie, la rue éponyme Nahalat Itshak, la rue Yosef Ziman, l’un des premiers habitants du quartier.
Mais pas de traces de passé agricole. Naïve, je m’attendais à voir au moins une vache ! J’apprends que depuis les années 1950, une circulaire municipale interdit la possession de vache en ville !
Enfin, au bout de la rue Hafetz Haïm, Désir de la vie, un vestige de l’ancienne huilerie Itzaar, créée en 1934 où s’élèvent maintenant les tours Tel Aviv. Deux palmiers et un bidon d’huile rouillé.
Non loin de là, nous découvrons un champ, entouré d’un mur. Une brèche nous permet de nous hisser sur le talus. Ce n’est pas un champ, plutôt un terrain vague qui a l’air immense. C’est déroutant cet espace à l’abandon. Nous décidons de trouver un accès coûte que coûte. Sur Alyat HaNoar, l’Alyah de la jeunesse, – et en effet notre promenade prend un tour buissonnier -, un sentier s’y engage. La nature ne s’y porte pas trop mal, des palmiers, des cyprès peut être venus du cimetière d’en face. Des herbes folles, des fleurs blanches et jaunes, des roseaux. Au fond, un immense graffiti. Une vue inédite sur les Tours Azrieli. En bordure du terrain, un beau bâtiment, de facture brutaliste, à l’abandon, construit dans les années 60 par l’architecte Gershon Tsipor. Pas tout à fait à l’abandon puisque du linge pend à l’une des fenêtres. Squatté donc. Après enquête, ce bâtiment et ce terrain appartenaient à Maguen, une industrie d’armement de l’armée créée en 1948. C’est ici qu’a été fabriqué le Uzi, le fameux pistolet mitrailleur israélien. Le terrain a été délaissé en 1996 mais il est inutilisable parce qu’il est pollué. Pendant les années d’activité, on y a déversé des métaux lourds, des produits toxiques à tel point que vingt ans après, on ne peut toujours pas y construire. Tous les six mois, on vient faire des tests pour mesurer l’état du sous-sol. Et cela au coeur de Tel Aviv. Quelle incurie ! Qu’il est loin le passé agricole du quartier. Pas de veau ni de vache ni de blé mais du nickel, du chrome et du Trichloréthylène. Il ne reste que deux noms de rue Shvil HaHalav, la Voie Lactée ou Totseret Haaretz, le Produit du pays.
Toujours pas de rue Brouria. Regarder la carte ou laisser le hasard faire les choses. Dan et moi, sommes confiants. Nous allons retrouver Brouria. En effet, la voilà. Plutôt inintéressante notre rue Brouria. Mais nous avons une pensée émue pour cette femme intelligente et cultivée. Je pense aussi à Liliane Vana, une Brouria de notre époque, juive orthodoxe, talmudiste et la féministe la plus convaincue que je connaisse. Et peut-être que l’histoire de Brouria a circulé et seulement depuis l’époque de Rachi au XIe siècle pour que d’autres femmes ne suivent pas son chemin et ne se réapproprient les textes, qui leur appartiennent autant qu’aux hommes. Il est donc grand temps de lui rendre hommage.
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Tel Aviv, En marchant, en écrivant : Marche n°36
Distance parcourue : 2 kilomètres 900
Date : 3 mai 2015, 14 Iyar 5775, 29e jour du Omer
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