La famille européenne de l’écrivain Marcel Cohen

L’écrivain Marcel Cohen dont j’admire l’oeuvre m’a donné l’autorisation de publier le discours qu’il a prononcé à Strasbourg pour le prix Jean Arp de la Francophonie. 

« En rédigeant le texte que je m’apprête à vous lire, comme il est d’usage, j’avoue avoir eu l’impression qu’il s’agissait de ma participation à une manifestation dadaïste. Permettez-moi de m’expliquer : vous venez de décerner le Prix Jean Arp de Littérature Francophone à un homme né à Asnières, aux portes de Paris, dans une famille séfarade originaire de Turquie et qui, à la maison, parle encore l’espagnol du XVe siècle, celui de ses ancêtres chassés d’Espagne en 1492. Or nous sommes à Strasbourg, siège du Parlement européen et ma famille s’est toujours considérée comme profondément européenne, bien avant que l’on songe à une Europe politique. Et  elle était francophone bien  avant que le mot « Francophonie » ait le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Né à Istanbul, mon père était turc sans avoir une goutte de sang turc dans les veines et ma mère italienne sans parler un mot d’italien. Ma grand-mère maternelle, pour sa part, était originaire de Salonique et avait quitté la Grèce encore enfant. Elle ne parlait donc pas plus grec que son mari ne parlait italien. La nationalité, aux yeux de ma famille, était une question purement administrative. La seule réalité, c’était la vaste Europe et ce que chaque pays avait d’unique et d’irremplaçable. Par ailleurs, on aurait beaucoup fait rire mes grands parents en leur expliquant que la Turquie ne faisait pas, depuis toujours, partie de l’Europe. Ils auraient fait remarquer qu’Ephèse se trouve en Turquie et qu’à force d’unions avec de belles Géorgiennes, les derniers sultans avaient la peau plus blanche et les cheveux plus blonds que la plupart des Grecs et des Italiens. D’autre part, rentrer chez soi le soir, en prenant le bateau pour traverser le Bosphore, ne suffisait pas, aux yeux de ma famille, à faire de vous un asiatique. Si mes parents parlaient turc et espagnol, ils passaient au français dès que la conversation prenait un tour intellectuel. Quoi de plus normal puisque tout le monde, dans ma famille, avait été scolarisé dans des écoles primaires catholiques françaises. À cette époque c’était, à Istanbul, les meilleures écoles de la ville. Avant-guerre, les sœurs de Notre-Dame de Sion pour les filles, les frères de Saint Benoît, et les frères maristes de l’Immaculée Conception pour les garçons, avaient jusqu’à 70 à 80% d’enfants juifs dans leurs classes. Lorsque je suis entré en sixième à Paris, ma grand-mère maternelle tenait à me prouver qu’elle connaissait les fables de La Fontaine bien mieux que moi. J’étais très vexé, mais je devais reconnaître qu’elle avait raison. Après les écoles primaires catholiques françaises, ma famille avait le choix, à Istanbul, entre le Lycée français de Galatasarail, que fréquentèrent mon père et mes oncles, et les écoles de l’Alliance israélite universelle, juives mais non religieuses, qui dispensaient un enseignement général et professionnel de très haut niveau, et en français elles aussi. Fondée en 1860 à Paris, l’Alliance avait pour vocation de tirer les Juifs orientaux des ghettos où ils croupissaient souvent dans la plus grande misère. Ces écoles eurent un succès considérable et immédiat. En 1897, cent mille hommes et femmes, dans l’Empire ottoman, avaient appris le français grâce à elles. Aujourd’hui encore, ces écoles restent l’un des deux ou trois plus importants maillons de la Francophonie dans le monde.

Il y a un élément qui a contribué à l’extraordinaire succès des écoles de l’Alliance, et il peut paraître paradoxal aujourd’hui. C’est l’Affaire Dreyfus. Ma grand-mère me racontait que, jeune fille, elle brodait des coussins à l’effigie de Dreyfus et de Zola. Si, sur les bords de la Seine, l’Affaire paraissait si nauséabonde, sur les rives du Bosphore, c’était le contraire. Comment ? se disait-on. Un obscur capitaine est accusé d’espionnage. Personne ne peut dire s’il est, ou non, coupable, et voila la France au bord de la guerre civile ! Presque partout ailleurs dans le monde, le capitaine aurait été fusillé après un procès sommaire, ou pas de procès du tout.

Je n’imagine pas une seule seconde que mes parents et mes grands-parents lorsqu’ils apprenaient les fables de La Fontaine sur les rives du Bosphore, auraient rêvé de plus beau destin, pour leur fils et petit-fils, que celui d’être couronné en tant qu’écrivain francophone.

Je vous remercie vivement de l’honneur que vous me faites aujourd’hui. »

Marcel Cohen

Collège Doctoral Européen, 20 mars 2014