Petite fille ashkénaze et enfants sépharades

Le numéro 9 de la revue Continuum, la revue des Ecrivains Israéliens de langue française se penchait sur les Parcours sépharades. Colette Leinman, artiste-peintre et poète, a écrit un très beau texte sur la façon dont petite fille ashkénaze, elle perçoit l’arrivée d’enfants sépharades dans son école.

1962. Fin de la guerre d’Algérie. Premières rencontres de l’univers sépharade dans la communauté juive de Rouen décimée pendant la seconde guerre mondiale.

La cour des grands 

J’habite la ville aux 100 clochers, le pot de chambre de la Normandie, la ville où Jeanne d’Arc a été brûlée, là sur le grand bucher de la Place du marché. J’habite la ville où tous les vitraux racontent des histoires. Pas les vitraux de la Synagogue qui ne font que jouer avec le soleil.
Dans la Synagogue, les gens sont sérieux. On prie à voix basse. Les hommes viennent en costume gris et portent un chapeau qu’ils soulèvent quand ils se croisent. Dans la cour de la Synagogue, les enfants s’amusent.
Il y a les Grands. Ils sont beaux, et parfois, un peu tristes. Mais quand ils sourient on a envie de les embrasser. Ils disent des choses très intelligentes. Maman me dit qu’ils n’ont pas tous des parents à eux.
Il y a les Moyens. Je fais partie des Moyens. On n’est pas très nombreux, mais assez pour jouer aux quatre coins. Assez pour jouer aux osselets ou à la marelle dans la cour de la Synagogue. Et il y a les petits, comme des moineaux. Ils sautillent et courent dans tous les sens avec de petits cris aigus.
A l’entrée de la Synagogue, y a un mur en marbre, avec des noms gravés en or dessus, des noms de grandes personnes et des prénoms d’enfants. 600, il y en a. Devant le mur, une sorte de vase noir, sur une petite stèle, avec de la cendre dedans qui vient d’un endroit qu’on ne nomme pas à voix haute.
Ces derniers mois, la cour se remplit peu à peu. On joue à de nouveaux jeux, à cache-cache, à la balle aux prisonniers, à un-deux-trois, soleil. Les filles doivent même attendre leur tour pour sauter à la corde. Les garçons, pantalons courts, échangent leurs billes dans un coin. Les nouveaux sont timides. Seulement au début. C’est hiver.  Ils n’ont pas de manteaux. Là-bas, ils n’avaient pas besoin de manteaux. Ici, il fait froid, mais ils rient beaucoup.
Ils viennent en bandes de frères et de sœurs. Et aussi avec beaucoup de cousins et de cousines. Parfois même, il y a un oncle plus jeune que son neveu. C’est curieux.
Leur maman nous apporte des gâteaux qui craquent et fondent dans la bouche avec un goût de miel. Je ferme les yeux et me lèche le bout des doigts. Le vendredi, une nouvelle amie apporte une casserole enveloppée d’un torchon fleuri, pleine de petits pains frits bien rangés, avec du thon et des choses délicieuses à l’intérieur.
Je me régale, mais je laisse les olives qui ont un goût amer. Je n’avais jamais gouté d’olives avant, ni de petits pains croustillants, ni de gâteaux en forme de dentelle.
Et la synagogue se remplit. Tous connaissent les prières par cœur, et chantent avec beaucoup de ferveur. Ils apprennent de nouvelles mélodies qui sont à eux maintenant.C’est de plus en plus gai. On invente les pas des danses folkloriques israéliennes et on prépare ensemble des pièces de théâtre pour Pourim. Quelqu’un m’a donné le disque d’un chanteur qui a des cernes sous les yeux. Il chante avec sa guitare en appelant les enfants de tous les pays. Il y a des mots que je ne comprends pas, comme meurtris, et dans sa voix, de la chaleur et de la gaîté.
Et maintenant, il faut envoyer beaucoup d’enveloppes avec de nouveaux noms de famille au son chantant : Abarbanel, Amsalem, Barzilaï, Benillouche, Benloulou, Bouzaglo, Darmon, Haouzi, …
Entre nous, personne ne dit Ashkénaze ou Sépharade. On est tous de la même ville, de la même cour, du même coeur. Et la cour est moins laide et l’arbre est plus haut.

©Colette Leinman