Présence juive en Terre Sainte et tradition islamique

Voici donc le troisième épisode de notre feuilleton historique “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste.”  par Nathan Weinstock. 

Lire la première partie: Du vieux Yichouv à la nation israélienne, un parcours bimillénaire

Lire la deuxième partie: Les communautés de la Diaspora, un attachement indéfectible à la Terre d’Israël

 

4.   Présence juive en Terre Sainte et tradition islamique

Nous ne manquerons pas d’évoquer plus loin les attitudes variées et successives qu’ont manifestées les pouvoirs arabe, mamelouk et ottoman face à la communauté juive de Terre Sainte après la conquête du territoire arabe palestinien. Dans le présent chapitre, nous souhaiterions nous borner – au risque de paraître iconoclaste – à évoquer brièvement la position traditionnelle que l’islam a toujours adoptée vis-à-vis de la présence juive en Terre Sainte. On ne manquera pas d’observer à quel point elle contraste avec l’appréciation portée sur la question de nos jours par la quasi-totalité de ceux qui se présentent pourtant comme ses porte-paroles autorisés.

Le message coranique 

Il y a évidemment lieu de se référer en premier lieu aux textes coraniques (que nous avons choisi de citer d’après la traduction française d’André Chouraqui qui privilégie le sens littéral du texte). On constatera que ceux-ci confirment la Promesse Divine d’accorder la Terre Sainte aux Israélites et semblent même comporter une annonce d’un Retour ultérieur à la Terre Promise: par exemple («Le Voyage Nocturne » ou « Les Fils d’Isra’ïl », Sourate XVII,  verset 104): « Nous avons dit ensuite aux Fils d’Isra’ïl : ‘Par Allah, Habitez cette terre ! Quand l’Autre promesse se réalisera, nous vous ferons revenir en foule.». Ou encore (« al-Ma’idat, La Table, V, 21) : « Ô mon peuple, entrez en Terre du Sanctuaire, inscrite pour vous par Allah, ne revenez plus sur vos pas, vous retourneriez en perdants. ».

Le Calife Omar Ier reconnaît le lien qui lie les Juifs à la Ville Sainte et au Mont du Temple

Rejetant la tradition de l’antijudaïsme chrétien de son époque, comme l’eût souhaité l’évêque Sophronius, le calife Omar Ier Ibn al-Khattâb autorise en 634 le retour des Juifs à Jérusalem : il permet à 70 familles juives de Tibériade de s’installer dans la Ville Sainte. Et en 641, il ordonne l’évacuation de tous les Infidèles d’Arabie : mais si les Chrétiens sont relégués en Mésopotamie, les  Juifs de l’oasis de Khaybar sont transférés, quant à eux, en Palestine (et en Syrie). En outre, à la prière des Juifs et avec leur assistance, il fait procéder au nettoyage du site du Temple (selon un manuscrit judéo-arabe de l’époque: « il assurait à tout moment [personnellement, N.W.] la supervision des travaux » et leur accorde le droit d’y prier sur l’emplacement même du Mont du Temple (cependant ce privilège leur sera apparemment retiré par Omar II en 717-720).

Saladin

En 1187 – soit cinq cents ans plus tard -),  après avoir libéré Jérusalem des mains des Croisés, Salâh al-Dîn (Saladin), agissant dans le même esprit que son prédécesseur, invite les Juifs à revenir à Jérusalem. Il est à noter qu’en 1211son frère Abadil mettra un point d’honneur à accueillir personnellement 1es 300 rabbins d’Angleterre et de France qui viennent s’installer en Terre Sainte.

Remise des clefs de la Ville Sainte au Grand-Rabbin de Jérusalem (XIXe siècle)   

La reconnaissance par les autorités musulmanes du lien intime qui relie les Juifs à Jérusalem et, plus particulièrement à l’emplacement du Temple, se maintient au XIXe siècle. En 1856, année de sècheresse, le Pacha de Jérusalem invite les Juifs à prier pour la pluie sur le site du Temple.  D’autre part – autre signe du statut reconnu à la communauté juive de la Ville Sainte – aux termes d’un accord conclu avec le Mufti, jusqu’en 1893-1894 la viande halal débitée à Jérusalem était celle de bêtes abattues par les sacrificateurs juifs (cho’htim) conformément  aux règles rituelles juives, à la seule condition que les bénédictions hébraïques fussent précédées par la formule prononcée en arabe que la bête serait été abattue « au nom de Dieu le Miséricordieux et le Compatissant ».

Il est toutefois une tradition, qui fut encore respectée en 1861- soit vingt ans à peine avant la première vague d’immigration sioniste – qui constitue sans doute la plus spectaculaires des reconnaissances du lien particulier rattachant les Juifs à Jérusalem. Il s’agit de la coutume ottomane qui voulait que lors du décès du Sultan  (lequel était aussi Calife, c’est-à-dire le Commandeur des Croyants), les clefs de la Ville Sainte  fussent remises en grande pompe au ’Haham Bachi (Grand-Rabbin sépharade de Jérusalem), astreint du reste en échange de ce privilège insigne d’acquitter une somme considérable entre les mains du gouverneur local à titre de bakchich. A charge pour ce Grand-Rabbin de remettre ensuite ces clefs, préalablement enduites d’huiles précieuses et d’aromates, après qu’eût été désigné le successeur du  Sultan défunt.

Le symbolisme de ce rituel – dont le consul britannique Finn rapportait en 1853 qu’il était considérée par les musulmans comme une bénédiction du règne du Sultan nouvellement intronisé – mérite qu’on s’y attarde.

Il est clair que cet usage correspondait à un rituel bien précis s’apparentant au sacre, c’est-à-dire  à une cérémonie religieuse distincte du couronnement en tant que tel et qui conférait au souverain la légitimité du pouvoir. Sacralisation de l’investiture royale qui la distinguait du couronnement, simple cérémonie civile, et s’inspirait de l’onction que reçut le roi David par Samuel, selon la Bible hébraïque (Samuel I, XVI, verset 13 : « Et Samuel prit le cornet à l’huile, et il l’oignit [David] au milieu de ses  frères », traduction du Rabbinat français).

Par ce sacre, le monarque était décrété élu de Dieu et défenseur de la foi. C’est qu’en effet depuis 1516 – date à laquelle Sélim Ier se fit céder le califat par al-Mutawakkil III, le dernier Abbasside, et transporter à Constantinople les reliques de Mohammed et des quatre premiers califes comme symboles de sa position califale, le sultan ottoman n’était pas uniquement monarque mais également Calife (de khalifa, « successeur » en arabe), c’est-à-dire successeur du Prophète Muhammad  remplaçant de « l’Envoyé de Dieu » et Commandeur des Croyants symbolisant l’unité de l’Oumma, la communauté musulmane. Car le califat est une institution à la fois spirituelle et temporelle qui plonge ses racines aux origines mêmes de l’Islam. Le légiste Al-Mâwardî (décédé au XIe siècle), tout comme l’historien et sociologue Ibn Khaldoun (1332-1406), ont insisté sur le double rôle, politique et religieux, du Calife. Ce dernier, en sa qualité de lieutenant du Prophète, était le guide suprême de la communauté.  Chargé non seulement d’en assurer l’unité mais aussi  de diffuser le message divin, d’être le gardien de la religion et le protecteur des Lieux Saints.

Ce qui est proprement extraordinaire c’est de constater que tout se passait comme si c’était à l’intervention de la communauté juive de Jérusalem -Ville Sainte également pour les musulmans (qui la désignent d’ailleurs pour ce motif par l’appellation al-Quds, la Sainte) – que le Sultan-Calife se voyait remettre par le Grand-Rabbin sépharade local les clefs de la cité, dûment enduites d’huiles de grand prix et enrobées d’épices rares et d’aromates précieuses, rite concrétisant ainsi son accession au rang d’Oint du Seigneur.

On ne saurait illustrer de manière plus tangible le lien insécable unissant – également aux yeux des musulmans – les Juifs à la capitale du roi David.

Nathan WEINSTOCK

Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire 

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Pour en savoir plus, lisez le livre de Nathan Weinstock, “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste”

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