Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire
Dans la cadre du Billet de l’Invité, j’ai le plaisir d’accueillir Nathan Weinstock qui nous livre une synthèse de son livre: « Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste. » Je continuerai à publier ce texte en feuilleton les semaines à venir.
Nathan WEINSTOCK
Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire
1. Une conception erronée
Dans le domaine de la politique internationale il est peu de sujets qui suscitent autant d’intérêt et alimentent d’aussi âpres controverses que le conflit israélo-palestinien. Aussi n’en est que plus curieux de constater à quel point l’information des commentateurs s’avère généralement lacunaire, ceux-ci se révélant fréquemment prisonniers d’une vision simpliste, manifestement partiale et extraordinairement mal informée de la question. Rien ne révèle mieux cette carence que les préjugés communément répandus – il serait sans doute plus exact de parler de jugements a priori acceptés sans le moindre examen sérieux du sujet – relatifs aux origines de la population juive installée en Terre Sainte sur le territoire de l’Etat d’Israël.
Selon l’opinion la plus communément répandue les Israéliens constitueraient en fait une population exogène, étrangère au pays : le produit d’une succession de vagues d’immigration occidentales venues s’imposer à la population arabe autochtone en s’installant de force sur son territoire. On aura reconnu là le schéma classique de l’expansion coloniale. Selon cette vision des choses, la nation israélienne incarnerait une manifestation typique de l’impérialisme occidental cherchant à s’assujettir les peuples d’Orient.
On pourrait croire que la simple constatation du fait que la moitié de la population juive d’Israël est originaire, non pas de l’Occident mais du monde arabo-islamique, aurait suffi à invalider cette thèse tiers-mondiste simpliste (d’autant qu’avant l’arrivée de la vague d’immigrés juifs en provenance de l’ex-URSS, à partir de la fin des années soixante du XXe siècle, les Juifs originaires de cet Orient colonial constituaient même plus de la moitié de la population juive de l’Etat hébreu). Mais ce serait méconnaître la nature même des préjugés idéologiques dont le propre est de résister aux faits comme à la logique rationnelle…
Or, comme nous allons l’exposer – et contrairement à ce que l’on se figure habituellement -, la nation israélienne hébréophone n’est pas issue d’un déferlement démographique totalement étranger à la population sédentarisée du pays, ayant débarqué sous l’impulsion du mouvement sioniste. En fait, la communauté juive locale s’inscrit tout simplement dans le paysage humain de la Terre Sainte depuis l’Antiquité. Présence qui s’est maintenue tout au long des siècles, sans interruption aucune. Autrement dit, l’insertion de cette population sur le territoire que l’on désignera indifféremment ici des noms de Palestine, de Terre Sainte ou d’Eretz-Israël (« Terre d’Israël » en hébreu) est marquée du sceau de la pérennité.
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2. La « Guerre des Juifs », une insurrection qui vire au désastre
L’insurrection générale de la population juive qui a éclaté en Judée en l’an 66 – plus d’un siècle après que le pays fût tombé sous la domination romaine – s’est clôturée par un désastre. Cette « Guerre des Juifs » – pour reprendre l’expression de Flavius Josèphe – a revêtu tout à la fois le caractère d’une révolte nationale, d’un soulèvement religieux et d’une lutte de classes à tonalité révolutionnaire, débouchant sur un profond traumatisme religieux (la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en l’an 70), une catastrophe nationale et politique (la disparition de l’État juif des Hasmonéens, la Judée se trouvant réduite au rang de simple province impériale), la dévastation du pays (Jérusalem est presque entièrement rasée), une répression effroyable qui s’est traduite par une véritable dépopulation (des centaines de milliers de morts, la déportation de dizaines de milliers de Juifs), sans oublier une répression féroce. Ce à quoi il convient d’ajouter en outre l’amorce d’un courant continu d’émigration ainsi que d’une vague de conversions.
Toutefois cette calamité nationale et religieuse n’a entraîné en aucune manière la disparition du judaïsme palestinien, comme on se plait souvent à l’affirmer. Si peu d’ailleurs qu’en 132 l’on verra éclater une nouvelle révolte juive en Terre Sainte: celle de Bar-Kosiba (ou Bar Ko’hba), insurrection qui entraîne à son tour une sévère répression. Désormais, la Ville Sainte de Jérusalem – rebaptisée Aelia Capitolina par l’empereur Hadrien – est interdite aux Juifs. Par ailleurs, la catastrophe survenue se traduit également par un effondrement démographique : en effet, une fois le soulèvement écrasé en 135 la population juive du pays ne se chiffrait plus qu’à quelque 700.000 à 800.000 âmes, soit environ un quart de la population totale de la Palestine. Et comme les persécutions se sont poursuivies – et même intensifiées – après que Théodose Ier eût proclamé le christianisme religion officielle de l’empire en l’an 380 ainsi que sous les empereurs byzantins qui lui ont succédé, cet affaiblissement du poids démographique des Juifs en Terre Sainte s’est poursuivi inexorablement : au VIe siècle, sous l’empereur Justinien, les Juifs résident certes dans 43 localités du pays mais ils ne représentent plus que 10 à 15% de la population totale que l’on évalue à quelque 150.000 à 200.000 habitants.
Ainsi, la communauté nationale juive se trouve fortement réduite. Néanmoins, contre toute attente, elle a su se ressaisir, faisant preuve d’un dynamisme surprenant. Car la « Guerre des Juifs » a également eu pour conséquence d’amener le judaïsme à se reconfigurer. Après la destruction du Temple en l’an 70, Yo’hanan ben Zakkaï obtient des Romains que le Sanhédrin, c’est-à-dire l’assemblée législative traditionnelle du peuple juif ainsi que son tribunal suprême, soit déplacé à Yavné (Iamnia). Plusieurs yechivoth (centres d’étude de la Torah) y seront fondées et on y installera le Beth Din (Grand Conseil) qui remplace l’ancien Sanhédrin. Et dans le sillage cette initiative se constitue et se développe un judaïsme rabbinique qui viendra se substituer au culte sacerdotal traditionnel devenu impossible faute de Temple. Témoignent de cette mutation les magnifiques édifices religieux juifs que l’on édifie alors en en Terre Sainte, telle la synagogue de Beth-Alpha qui date des Ve et VIe siècles. Tout comme prospèrent alors les écoles locales de savants rabbiniques, même si elles ne peuvent prétendre – pas plus que le Patriarcat de Palestine d’ailleurs – au prestige dont jouissent leurs homologues de Babylone.
La vigueur du renouveau religieux qui se manifeste alors en Terre Sainte est attestée par la rédaction du Talmud dit de Jérusalem (mais composé en fait à Tibériade), compilation de discussions rabbiniques rédigée vers les années 350-400, soit deux siècles avant le Talmud de Babylone. Autres signes du réveil juif dans la pays ancestral: c’est en Eretz Israël – et plus précisément à Tibériade – que se constitue l’école des Massorètes, dont les listes et codex qui transmettent la forme textuelle traditionnelle de la Bible hébraïque déboucheront sur le système conçu par Aharon ben Asher de Tibériade au IXe siècle et qui sera érigé en norme. Tout comme la communauté juive palestinienne s’affirme dès le VIe siècle comme le foyer des paytanim (poètes religieux hébreux), tels Eléazar ben Kallir et Yannaï ben Yannaï.
On saisit donc à quel point il est erroné de se représenter la Terre Sainte comme une terre vidée de toute présence juive depuis la destruction du Temple. Il s’agit au contraire d’un foyer extraordinairement dynamique du judaïsme qui continue à marquer de son empreinte toutes les communautés juives du pourtour méditerranéen.
Nathan WEINSTOCK
Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire
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Pour en savoir plus, lisez le livre de Nathan Weinstock, « Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste »