Charlotte Delbo : Aucun de nous ne reviendra, Auschwitz et après

Esther Orner me permet de publier un extrait de « La lectrice de soi », un inédit. Il s’agit de sa lecture du livre de Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Auschwitz et aprés, Editions de Minuit.

Une écriture sobre. Sans fioritures. Fragments de vie et de mort qui s’enchaînent. Écriture fragmentaire. Fragmentée. Cassée.
Le livre est sorti en 1970. Vingt cinq ans après. Une génération s’est écoulée. Je ne l’ai pas lu à sa sortie. Je ne lisais pas. Plus tard j’ai eu des occasions que je n’ai pas saisies. Trop proche d’elle. Trop proche de moi. Je n’aurais peut-être pas écrit  Autobiographie de Personne. Ou alors j’aurais différé encore. Mais j’aurais écrit. Il le fallait. Un écrivain sait d’instinct ce qu’il lui faut ne pas lire.
J’ai ramené ce livre de Jérusalem. Il y a quelques semaines. Bitia ma pourvoyeuse m’a prévenue – c’est dur, mais il faut le lire. Oui, c’est dur et pour la énième fois je me refais la même réflexion – “là-bas” l’horreur n’avait d’autre limite que la mort.
Je ne commenterai pas ce qui n’est pas à commenter. Laisser Delbo parler. On devrait toujours la citer parmi les plus grands. Je n’avais jamais pensé qu’Auschwitz c’était “la plus grande gare du monde pour les arrivées et les départs.” page 19
J’essaie de faire un choix. Il faudrait tout citer. Autant ne rien écrire. Lire et relire. Je suis glacée à lire sur ces morts vivants. “Il y a des squelettes vivants et qui dansent” dit-elle pour résumer ce qui arrivent à ces femmes qui se détachent mécaniquement du groupe pour aller mourir dans une fosse quand on ne tire pas sur elles. Et d’ajouter “Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire.”  Page 45
Oui, une histoire, de l’histoire, et surtout un art de dire. C’est ce qui restera. Je comprends mieux Adorno qui d’ailleurs est revenu sur son “plus de poésie après Auschwitz.” Pour que cette histoire survive au delà des témoignages, photos et films il faut qu’elle soit écrite. Et pas n’importe comment. En faire de l’écrit. De l’écriture. De l’art. Comment oser ? Delbo qui aurait pu ne pas revenir est revenue pour dire. Qui a survécu et comment ? Les histoires sont connues. Un détail me frappe plus particulièrement, lui aussi connu. “… Weiter, weiter, car ces hyènes hurlent ces mots-là et il n’y a plus que la ressource de se blottir sur soi-même et essayer de susciter un cauchemar supportable, peut-être celui où l’on rentre à la maison, où l’on revient et où l’on dit : C’est moi, me voilà, je reviens vous voyez, mais tous les membres de la famille qu’on croyait torturés d’inquiétude se tournent vers le mur, deviennent muets, étrangers d’indifférence.” page 90
Oui, Auschwitz c’était bien La Nuit même en plein jour. Et à nouveau je voudrais citer plusieurs pages et je ferai des entorses à ce poème qui peut se lire dans tous les sens.
 “Et quand le sifflet siffle le réveil, ce n’est pas que la nuit s’achève.
(…)
Quand le sifflet siffle le réveil c’est un autre cauchemar qui se fige, un autre cauchemar qui commence.
Il n’y a qu’un moment de lucidité entre les deux, celui où nous écoutons les battements de notre cœur en écoutant s’il a la force de battre longtemps encore.
Longtemps c’est à dire  des jours parce que notre cœur ne peut compter en semaines ni en mois, nous comptons en jours et chaque jour compte mille agonies et mille éternités “ Page 93.
 Et de citer ce qui devient un refrain pour qui “ce n’est pas la fin de la nuit”
Il y a aussi la soif. Une autre soif pour le jour, une autre soif pour la nuit. Une soif qui rend fou. Quel courage pour écrire ça après. Retrouver les sensations d’alors. Les revivre encore pour les décrire. Par l’écriture.
Après la nuit et le jour vient le soir – des noms de chapitres dont il y a huit jours je n’avais pas la force nécessaire pour les lire. Et à nouveau cette question lancinante pourquoi continuer. ”Les chiens sur les talons, il faut maintenant rattraper la colonne.
Il faut. Il faut. Il faut… Pourquoi faut-il, puisqu’il nous est égal de mourir tout de suite, tuées par les chiens ou les bâtons, là sur la route dans le soir pâle ? Non. Il faut. A cause de leur rire tout à l’heure, peut-être. Il faut.” Ce “Il faut” revient comme une rengaine pour ces femmes qui marchent à la limite de leurs forces. Ce “Il faut” qui fait reculer les limites du possible.
Le rôle terrible des chiens. Après-ça peut-on encore en avoir un. Je sais. Ce sont leurs chiens. Des bergers allemands dressés. Il y a aussi celui de Lévinas. J’ai dû en parler ailleurs. Ce chien qui attendait le retour des prisonniers qu’il considérait comme des êtres humains. Et puis mes deux chiens, mes compagnons de jeux à la campagne, à la même époque.
On a beaucoup écrit et parlé sur la solidarité qui pouvait sauver la vie de celui qui allait se laisser aller. Dans le passage “Lulu” elles sont trois dans le fossé et rêvent la libération du camp avec tous les détails. “Parler c’était faire des projets pour le retour parce que croire au retour était une manière de forcer la chance.” Page 162. Les deux camarades sont appelées ailleurs et Delbo reste seule à piocher, elle est découragée. “Je reste seule au fond du fossé et je suis prise de désespoir. La présence des autres, leurs paroles faisaient possible le retour. Elles s’en vont et j’ai peur. (…) Aucune ne croit plus au retour quand elle est seule.” Page 164
Ce sera une de ces journées où elle se serait bien laissée mourir. Et quand elle ira rejoindre ses camarades après des coups qui sont pourtant monnaie courante, Lulu tendre s’inquiétera : “Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ?
– Non, je ne suis pas malade. Je n’en peux plus. Aujourd’hui je n’en peux plus.
(…)
Je t’assure qu’aujourd’hui je n’en peux plus. Cette fois, c’est vrai.
(…)
Mets toi derrière moi, qu’on ne te voie pas. Tu pourras pleurer.
Elle parle à voix basse, timidement. Sans doute est-ce justement ce qu’il faut me dire puisque j’obéis à sa poussée gentille.” Page 167.
Encore un passage toute en nuance et sensibilité que j’ai tronqué. Le livre se termine sur le printemps, saison plus clémente, tandis que continue le cortège des morts, des vies dévastées.
“Loin au-delà des barbelés, le printemps chante.
Ses yeux se sont vidés.
Et nous avons perdu la mémoire.
Aucun de nous ne reviendra.
Aucun de nous n’aurait dû revenir.” Charlotte Delbo
©Esther Orner