Le souvenir de leurs souvenirs
Voici un extrait des Cigares de ma mère l’une des nouvelles de mon livre Bouquet de Coriandre. Le livre n’est plus disponible en librairie mais si vous passez par Tel Aviv, il reste quelques exemplaires en vente au Palais des thés Israël.
Les mêmes gestes se répétaient d’année en année, ponctués par les mêmes mots. Dans la cuisine, en pétrissant les pâtes, en triturant les farces, leurs souvenirs surgissaient, je ne savais plus si c’était des nouveaux gâteaux qui se fabriquaient ou des souvenirs anciens qui reprenaient vie. C’étaient en tous cas les miens de souvenirs qui étaient en train de se concocter et qui répondaient maintenant en écho aux leurs. Est-ce que c’était pour les fiançailles de mon frère cette année que l’une des tantes s’était assise sur une plaque huilée où les cigares, petits soldats alignés attendaient leur tour
de friture, ou est-ce que c’était une histoire qu’elles m’avaient raconté l’année dernière, une anecdote qui était arrivée là-bas à l’occasion des fiançailles de leur propre frère quand les cigares qui avaient été sélectionnés avec soin et réservés au plateau de la fiancée, les plus réussis s’étaient lamentablement aplatis après que leur tante au postérieur de pachyderme et au tablier fleuri s’était assise dessus ou est-ce qu’elles m’avaient raconté cette histoire qu’elles avaient entendue là-bas et qui était arrivée à Pourim, il y a longtemps, lors des fiançailles de leur oncle ou de l’oncle de leur mère, d eleur grand-mère, le rire général que la situation cocasse avait provoqué retentissant de génération en génération?
Pendant tous les repas rythmés par le récit et la description des lieux lointains de leur enfance, j’avais été nourri de plats typiques, gras et épicés mais aussi de leurs souvenirs. J’avais le souvenir de leurs souvenirs, je pourrais déambuler, en robe claire sur le Boulevard de leur petite ville, rendre visite au marchand de cycles, être le client de mon grand-père assis dans son salon de coiffure la barbe savonneuse et le cou humide qui attendait perdant patience alors que mon aïeul s’éternisait au café maure où il était parti pour quelques minutes seulement, dévaler en vélo la route vers la mer, grimper sur l’âne de mon père, respirer le parfum des cerisiers qui embaumait le pèlerinage sur la tombe du Rav.