La nuit de l’oracle, Paul Auster par Esther Orner

En hommage à Paul Auster (3 février 1947-30 avril 2024), un texte d’Esther Orner extrait de La Lectrice de soi.

La nuit de l’oracle, Paul Auster

Si j’ai affirmé que c’était moi qui choisissais mes livres, il faut que je sois reconnaissante à mes amis qui m’en font découvrir. N’est-ce pas une preuve d’amitié dans les deux sens ? C’est ainsi que l’amie Claudia venue de Jérusalem m’a mis entre les mains La nuit de l’oracle de Paul Auster – lis, c’est de l’écriture. Des histoires dans l’histoire. J’ai eu envie de dire – encore. Et longtemps je l’ai laissé dans une pile de livres non lus.  J’avais arrêté ma lecture d’Auster après  La musique du hasard.  Puis j’ai acheté Leviathan en anglais. Il m’attend toujours. Là c’est l’anglais qui est en question. J’avais essayé de relire La trilogie new-yorkaise.  Je n’y étais pas arrivée. Trop proche d’une première lecture. N’empêche je tempêtais comme toujours lorsque je n’arrive pas à relire en me disant si c’est comme ça la première lecture a été vaine. Faux et injuste.

La nuit de l’oracle, non plus, je ne relirai peut-être pas et pourtant ce livre a comblé mon plaisir de lecture. Plus que Auster c’est la pléthore de livres qui est en question. On ne peut pas tout lire, vérité de La Palice, et il reste tant d’auteurs toujours à découvrir. Hélas !

“L’habileté narrative” toute austérienne se vérifie une fois de plus. Il y a d’abord la mise en marche de l’écrivain en panne d’inspiration. Il ne sait plus de quoi parler. Que c’est connu ! Et à ce moment-la il reçoit un mauvais conseil mais nécessaire pour qu’il y ait roman, même si cela le mènera très vite dans une impasse, elle-même matière à écriture. John Trause, écrivain célèbre, son “ami” et son aîné lui suggère de développer une idée qui se trouve dans  Le faucon maltais  Un jour un homme à la suite d’un accident mortel évité de justesse décide de changer de vie. Sidney Orr en fera quelque chose mais seulement après avoir acheté un carnet bleu et pas un autre, fétichisme presque trivial – tel stylo et pas un autre, tel papier etc. Il écrira un roman dans un roman qui n’aboutira pas, par contre son histoire avec sa femme Gracie et “l’ami” de la famille John Trause se dévoilera petit à petit. Et le lecteur lira une énième histoire du fameux triangle auquel comme toujours Auster a su donner une forme tout en garantissant le suspens jusqu’au bout. L’histoire se déroule comme un roman policier avec ses ingrédients. Il sèmera des indices qu’il ne révélera pas jusqu’à la fin. Et même si on se doutait de quelque chose la surprise est totale.

Le but de ma lecture c’était surtout me distraire de Trigano, de Sarah Kofman et aussi de Maus que je relirai pour mieux regarder les dessins. J’ai lu Auster en me disant – lisons du roman. Un vrai roman qui parle d’autre chose. Et voilà qu’au centre du livre quelques pages dans lesquels il s’agit de Dachau, d’un homme qui fut parmi les libérateurs de l’endroit. Marqué à vie il essaie de sauver la mémoire de cette période obscure. Un taximan noir à la retraite a construit un bunker, une sorte d’abri antiatomique dans lequel il a rangé des annuaires, parmi eux  ceux de Varsovie entre 1936 et 1937. Il s’agit de réorganiser le lieu. Il fait appel à l’homme qui a décidé de rompre avec son passé. Et l’homme trouvera des indices concernant sa famille en Pologne. Et voilà comment ne pas échapper à son passé.

La Deuxième Guerre mondiale, la Shoah ne sont pas absentes de l’œuvre d’Auster, parfois elles sont à peine suggérées ou alors comme ici certaines atrocités relatées dans le détail sans pour autant s’étendre sur le sujet.

Le livre étant indéniablement un livre sur l’écriture le narrateur met en garde des dangers du “prophétisme” – inventer une histoire à base de faits réels pourrait se réaliser, c’est ce qui dans la réalité guette le narrateur dupe de sa propre histoire.

Je suis tout de même allée voir pourquoi je n’avais pu relire  La cité de  verre.  Il fallait que j’oublie pour redécouvrir. Et Je redécouvrais. Un vrai plaisir d’intelligence. Ne dit-il pas au sujet de Don Quichotte qui nous fait gober des histoires invraisemblables “… tout ce qu’on veut d’un livre – être diverti.”

Dans ce livre davantage de réflexions sur la littérature, la vie et son destin. “Plus spéculatif” ?

Faut-il y voir une évolution ou le désir de ne pas se répéter tout en s’orientant vers une narration pure.  Pour y répondre il faudrait lire ou relire tous ses livres. Hélas !

Les pages 130 à 134 sur Cervantés et son oeuvre sont sans doute l’Ars poétique de Paul Auster qui apparait sous son vrai nom face à son double Quinn. Qui est qui dans Don Quichotte ? Il y a quatre narrateurs dit-il. Le jeu des doubles est évident. Il est ludique. La littérature étant une quête de l’identité, l’écrivain est toujours un autre. Il se dédouble, se déguise. Qui est qui chez Auster ?

Pendant la semaine, j’ai essayé de lire Les revenants. Je n’accrochais pas surtout à cause des noms de couleur. J’ai laissé de côté. Et hier matin j’ai lu La chambre dérobée comme si je ne l’avais jamais lue et l’après midi  Les revenants  sans aucun effort.

La grande trouvaille d’Auster ne serait-elle pas d’avoir fait de l’écrivain également un détective. Les deux écrivent des rapports. C’est surtout clair dans Les Revenants  où les deux s’épient et l’un deux est assassiné par l’autre. Ne faut-il pas qu’une partie de l’écrivain meurt pour que le livre soit ?  Si l’écrivain a toujours un double, à moins que ce soit le même, un schizo, par le biais du détective ses livres, ont des allures de thriller. Auster s’insère ainsi tout à fait dans la tradition américaine, même s’il est considéré comme le plus européen des écrivains des États Unis. Auster arrive à intéresser à la fois le grand public et ses pairs. Chez nous souvent on parle d’écrivains grand public et d’écrivains pour écrivains. C’est prendre le public pour moins intelligent qu’il ne l’est… 

Dans les trois livres il s’agit de carnet rouge – l’écrivain ou le détective ou encore l’écrivain-détective et vice versa utilise celui-même que John Trause (le double de Sidney Orr qui se dédouble encore en Nick ?) utilisera dans  La nuit de l’oracle. Par contre celui de Sidney Orr sera en bleu. Il paraît qu’en anglais le livre a la dimension de ce carnet.

Est-ce vraiment une trilogie ? Certes puisque l’auteur l’affirme. La récurrence des noms, la femme blonde, l’enfant unique, les dédoublements, New York. Tout cela se retrouve dans La nuit de l’oracle moins philosophique, moins raisonneur, plus thriller, si ça se dit.

Il y a aussi l’écrivain qui cache le fait de l’être  “… pendant qu’il vivait en France, Fanshawe ne se cachait pas d’être écrivain. Ses amis étaient au courant de son travail et s’il y a jamais eu un secret, il n’a été destiné qu’à sa famille. Il s’agit donc là d’un indéniable lapsus de sa part – c’est la seule fois (…) ils (les Desmonds) ont dit qu’ils aimaient bien mieux me payer pour rester dans cette maison à écrire pendant un an que de la louer à des inconnus.” (Page 115)

Il en sera de même dans La nuit de l’oracle où il demande au papetier chinois de tenir secret le fait qu’il écrit. Ce qui provoquera l’hilarité de  ce personnage.

Je m’y retrouve tout à fait.

Et toujours comme dans La nuit de l’oracle l’écrivain-détective dans Les revenants déchire son cahier lorsqu’il a terminé son ouvrage. 

Sans aucun doute Auster aime jouer sur les signes, les coïncidences qui ne le sont pas vraiment, le rappel des personnages qui traversent ses livres un peu comme dans une comédie humaine de notre temps.

Juin 2005,

©Esther Orner

 

Paul Auster