Le piano, Agnès Bensimon
En écho au Livre de Ruth, voici « Le Piano », un texte d’Agnès Bensimon paru dans le Continuum, la revue des Ecrivains Israéliens de langue française, n°8.
Le piano
C’était un de ces jeudis de l’enfance, chez ma grand-mère, où il faisait bon être. Cet après-midi là, j’étais venue sans la fratrie et j’avais investi notre vaste terrain de jeux qui s’étendait à tout le rez-de-chaussée de la maison. A l’étage, ma grand-mère cousait à sa table d’ouvrage, près du poêle, dans la douce tiédeur du salon où l’horloge sur la cheminée égrenait les secondes d’un temps qui alors ne s’écoulait pas.
Je la savais là-haut. Plus tard je la rejoindrais pour le goûter.
Le présent m’appartenait dans cet espace parfaitement insolite, délicieux capharnaüm propice aux aventures. Deux hautes pièces en enfilade, sombres et froides, aux portes-fenêtres closes, drapées de tentures bleu-nuit, aux murs noircis hébergeant des toiles d’araignées ancestrales déployées comme des ailes de chauves-souris : tel était mon royaume. La première pièce s’apparentait à une cuisine délaissée depuis cent ans. Au centre trônait une imposante cuisinière en fonte, dotée d’un large four et de multiples tiroirs qui regorgeaient d’objets hétéroclites « mais pouvant servir un jour ». Un haut bahut massif, ventru et craquelé abritait à son tour les choses les plus disparates. Notre grand-mère n’en avait-elle pas extirpé peu auparavant, devant les yeux ébahis de ses trois petits-enfants, une grande boîte de conserve de corned beef que les soldats Américains avaient distribuée lors de la Libération, quelque vingt ans plus tôt ? Dans un recoin à gauche se trouvait à même le sol une lourde trappe ouvrant sur une cave humide où nous ne descendions jamais ; pas seulement à cause de l’escalier raide. Contre l’obscurité omniprésente, une ampoule nue éclairait vaille que vaille la pièce jouxtant la cuisine. Sur la gauche un petit réfrigérateur tournait le dos à un large lit à ressorts, recouvert de matelas et d’édredons superposés : plongeoir idéal pour se propulser à tour de rôle sur le lit gémissant et rebondir dans les airs, nimbés d’un nuage d’acariens. A droite, une vaste table croulait sous d’énormes piles de journaux poussiéreux : Elle, Mon tricot, La Vie catholique, Historia, et bien d’autres, auxquels nous ne prêtions guère d’attention. Au fond de la pièce, contre le mur, un piano Erhardt sur lequel notre mère avait fait, adolescente, ses gammes à contrecœur, se prêtait de bonne grâce à nos mains malhabiles. Il n’avait plus été accordé depuis que Maman l’avait délaissé. Je passais des heures à marteler les airs des chansons que nous apprenions en classe ou à laisser libre cours à ma fantaisie. J’adorais ces moments de solitude et de rêverie où mon imagination, stimulée par le décor, m’emmenait vers d’autres vies, exactement comme pouvait le faire la lecture.
Cet après-midi-là, j’avais eu le piano pour moi toute seule sans avoir dû céder la place. J’avais joué tout mon soûl jusqu’à la lassitude. Je cherchais une nouvelle occupation. Il y avait bien le cagibi où étaient remisés les violons de mon grand-père, du temps où il était musicien dans les orchestres de grands cafés parisiens, avant la guerre. Mais j’en avais assez de la musique. Je me tournai vers la table basse, décidée à fouiller parmi les strates de revues entassées pêle-mêle. Je feuilletais rapidement d’anciens numéros de Elle. A neuf ou dix ans, j’étais indifférente aux recettes de cuisine, aux conseils de maquillage, de coiffure et autres patrons de couture. La Vie catholique, en revanche, parce que les pages étaient en couleur, m’attirait davantage. Non sans quelques remords. A la maison, le journal officiel était L’Humanité, la laïcité notre credo. Que venait faire cette revue pieuse chez ma grand-mère ? Une de ses nièces s’était fait un devoir de sauver son âme en l’abonnant à l’hebdomadaire. S’il n’était certes pas question d’en ramener un exemplaire à la maison, semaine après semaine, année après année, je l’ai parcouru régulièrement.
Et puis ma main s’est posée sur un numéro spécial d’Historia, daté de mai 1955, consacré au 10e anniversaire de la Libération. J’ai toujours aimé l’histoire. Depuis toute petite j’étais familiarisée avec les mots de « Résistance », « Occupation », « grève » « U.S. go home ». « FLN vaincra » : la guerre d’Algérie était encore toute proche. Mon oncle avait dû faire son service militaire dans le bled, mes parents avaient milité en faveur de l’indépendance. Je savais ce que signifiait la « tuerie de Charonne ». Gagarine avait rempli mon cœur de fierté, comme les Chœurs de l’Armée Rouge quand j’assistais subjuguée à leurs exploits sur scène. Etiquetée comme communiste, j’avais connu très jeune l’ostracisme de certains enfants, obéissant à leurs parents. Mais nous étions les « bons », de Gaulle, les Américains, les capitalistes et les curés, les « méchants ». Nous étions les victimes mais notre tour viendrait.
J’ai ouvert la revue qui affichait en couverture une photo en noir et blanc de tanks victorieux, sur lesquels étaient juchés des G.I. au sourire éclatant, submergés par une foule en liesse, agitant des drapeaux français. Mes yeux se sont figés. Le sang a quitté mon visage. J’ai cherché à respirer, mes genoux se sont mis à trembler. Il me semble entendre encore la question qui a jailli de mes lèvres dans un cri faible et suraigu : « C’est quoi ? C’est quoi ça ?! Ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai ! »
La violence du choc, la fulgurance de la douleur se sont imprimés en moi, fillette de dix ans à peine, clouée par les regards hallucinés de squelettes vivants, allongés sur les paillasses d’un baraquement, qui transperçaient l’objectif. Et le subjectif. Le temps s’est arrêté. Puis soudain tout s’est précipité dans ma tête. En une prise de conscience vertigineuse, j’ai su, à la vitesse de l’éclair, qu’en exterminant ainsi les Juifs les bourreaux voulaient détruire l’homme. J’avais devant les yeux des images de la fin du monde. Que cela fût possible m’emplit de panique.
J’ai couru, tremblante, secouée de sanglots vers celle qui allait tout m’expliquer. Car ce n’était pas possible. Cela ne pouvait avoir existé sans que je le sache. Le monde n’avait pu continuer à tourner comme si une telle monstruosité n’avait jamais eu lieu. J’étais effondrée et révoltée. Je pénétrai, pantelante, dans le salon chaleureux où, assise dans un fauteuil bas et moelleux, ma grand-mère cousait toujours. Je lui montrai les photos sans un mot. Elle m’observa en silence. Tellement peinée. Je ne garde aucune mémoire des phrases qu’elle a prononcées pour tenter de m’apaiser. Je me souviens seulement qu’elles étaient vaines. Comment expliquer à sa petite-fille l’inhumanité de l’homme, la haine des Juifs ?
Ces amoncellements de corps décharnés, ces visages muets d’horreur, ces regards fous de désespoir ont émaillé mes nuits de cauchemars incessants, pendant des années.
Sur des photos prises à cette époque, où je pose avec ma sœur cadette, je décèle dans mon regard une gravité qui contraste avec la gaieté de ses yeux clairs et que n’expliquent pas seuls les deux ans qui nous séparent. Quelque chose de mon enfance a disparu en ce jeudi après-midi, même si j’ai continué par la suite à accorder mes sentiments et mes rêves aux notes du piano.
Très longtemps après, je me suis rendue à Jérusalem.
Au pied du Mur, j’ai eu la certitude d’avoir trouvé ma place.
Et un jour, je suis devenue Sarah.
©Agnès Bensimon