Le séder de Roch HaChana ou manger les mots

Ceci est un extrait d’un de mes manuscrits inédit intitulé « Sous le Sein gauche »

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Elle mange les mots

Elle aurait pu manger les mots. Comme à Rosh Ha-Chana.

Elle aimait le cérémonial du repas du Jour de l’An, l’abondance des fruits et des légumes, guirlandes colorées illuminant les guipures de la nappe blanche, la quête de la douceur, l’absence de sel, les dattes, le miel et les pommes.

Elle aimait l’attention apportée aux moindres détails, le protocole rigoureux, le bon déroulement de la fête garantissait la réussite de l’année à venir, la recherche de la perfection, le jeu des couleurs, le vin rouge du Kiddoush remplacé par du blanc, les olives noires par des vertes, les raisins noirs par des raisins blancs, les raisins secs ratatinés et noirs de Corinthe par des raisins secs blonds et souples dont elle ne connaissait pas la provenance, le café par du thé.

Elle aimait ces fruits qui semblaient venir de nulle part et n’avoir d’existence que pour ce repas-là, les jujubes, les graines de sésame et la grenade. Son père lui avait assuré que chaque grenade possédait un nombre constant de graines, six cent treize exactement, comme le nombre de commandements qu’ils se devaient de respecter. Chaque année, quand elle était chargée d’ouvrir les grenades et de détacher les pépins entourés de pulpe rouge vif de leur gangue jaune et collante, elle essayait de les compter. Elle n’avait jamais réussi à mener sa tâche à bien. Elle savait aussi que le décompte d’une seule grenade n’aurait pas suffi à valider la thèse de son père. Il lui fallait ouvrir et compter les graines de plusieurs fruits d’origines différentes pour être sûre qu’il lui disait la vérité. Elle se voyait donc condamner à recenser indéfiniment les millions de graines de milliers de grenades. Heureusement, elle était toujours délivrée de cette mission quand l’une de ses sœurs insistait pour l’aider, lui posait une question énervante, la déconcentrait et réussissait à embrouiller ses calculs.

Frustrée et soulagée, elle se sentait alors moralement libre de délaisser les graines de la grenade pour s’installer aux côtés de sa grand-mère.

Elle l’observait ajouter à la farine un peu de sucre et non pas, comme pour le pain du Shabbat des pincées de sel, y mélanger de la levure de bière, former la pâte, découper des pâtons qui se transformaient dans ses mains blanches en tresses, en cœurs, en formes livides de futurs pains ronds, pains tressés,  pains pareils à des oiseaux ou à des échelles. Elle avait un goût prononcé, que sa grand-mère qualifiait de pervers, pour la pâte crue. Les années fastes, sa grand-mère, quand elle n’avait pas été excédée par sa façon de substituer des morceaux de pâte crue et de les enfourner tels quels dans sa bouche vorace, lui laissait l’honneur d’apporter la dernière touche à son oeuvre, avant de la mettre au four. Elle pouvait alors tremper un pinceau aux poils épais dans un verre plein de jaune d’œuf battu et badigeonner les pains. Elle s’appliquait en tirant la langue. Quand ils sortaient du four, elle s’émerveillait de leur couleur chaude et profonde. Emue parce qu’elle était sûre que c’était grâce à elle qu’ils étaient si appétissants.

C’était l’une des rares fêtes où la fête en elle-même gardait la même intensité fébrile réservée d’habitude aux préparatifs. A d’autres occasions, elle était déçue, l’odeur des poivrons grillés se révélait meilleure que le goût de la salade une fois cuite, les pâtes crues des gâteaux avaient un arôme plus délicat que les gâteaux sortis du four, les reliefs de crème dans les bols étaient plus sucrés que les crèmes glacées, la table dressée mais où les convives n’avaient pas encore pris place plus joyeuse que la table bruyante où les invités étaient installés selon une hiérarchie digne de l’étiquette d’un palais ottoman, le couscous plus appétissant dans les grands plats de service et dans la soupière que dans les assiettes de chacun, les robes à rubans plus belles sur leurs cintres que sur ses omoplates pointues, le fruit convoité plus sucré que le fruit croqué.

Mais, à Rosh Ha-Chana, grâce à l’ordonnance du cérémonial, grâce aux prières courtes et concises si différentes des longs textes incompréhensibles et languissants qu’il fallait subir à d’autres fêtes où le temps s’étirait indéfiniment, l’accomplissement était à la hauteur de l’attente.

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était manger la promesse de son avenir.

Avant le repas, le chef de famille entamait un long chapelet de bénédictions sur les mets exposés sur la table. Ces prières allaient rendre l’année fertile, douce, spirituelle et, ce qui lui paraissait le plus important, tous les ennemis, ceux dont on craignait l’œil mauvais, allaient être déboutés. Elle imaginait avec plaisir les tortures qu’allait subir, grâce à ses fruits bénits puis mangés, avalés, digérés, sa camarade de classe habituellement assise derrière elle et qui se faisait un malin plaisir de lui placer le bout d’une longue règle en fer dans la colonne vertébrale exactement entre deux vertèbres et de la faire tourner au moment même où elle était interrogée sur les propriétés d’un triangle isocèle.

Les bénédictions portaient sur un fruit, un légume, la tête d’un poisson, la pomme trempée dans du miel et des graines de sésame, des grenades.

Le mot disant ce mets, ce fruit ou ce légume présentait une homophonie avec le mot clé de la bénédiction. Le mot dans la langue de la prière correspondant à la fuite des ennemis avait la même sonorité que le mot désignant le légume, dans ce cas, les blettes sur lesquelles portait la bénédiction. C’est en mastiquant avec application sa portion de blettes bénites qu’elle se concentrait sur le sort fatal qui attendait désormais la fille à la règle.

Dans la langue française une bénédiction où se trouverait le mot prie se ferait sur du brie, le mot prière sur du gruyère, le mot marraine sur des marraines, l’adjectif sèche sur des seiches (à cette époque-là, elle n’avait jamais mangé ni marraines, ni seiches, ce fut bien plus tard qu’elle osa croquer les aliments interdits), le sort sur du hareng saur, le mot Lieu qui est l’un des noms de l’Eternel sur des lieus, le verbe s’amender sur des amandes, le mot flanc sur du flan, le mot cendre sur de la sandre, les jours comptés sur du comté, le mot basilique sur des feuilles de basilic, le mot phare sur un bon far doré, le mot chéri (oui, le mot chéri apparaissait dans certaines prières) sur une lampée de cherry, la foi sur des petits foies de volaille ou pour se servir d’un exemple vraiment banal, une prière où figurerait le mot péché serait faite sur des, il lui disait qu’elle avait une peau de pêche qu’il ne se lassait pas de regarder, de humer, de toucher, de boire, de prendre. En vérifiant dans le dictionnaire quels accents trônaient sur les e des pèches (elle avait toujours eu tendance à orner les mots de circonflexes superflus et n’avait jamais totalement compris la différence entre l’aigu et le grave, une absence avouée d’oreille musicale, ou un problème de sens dû à une mauvaise organisation de ses hémisphères), elle avait été surprise de découvrir que le mot péché de la transgression s’écrivait sans accent circonflexe alors que le fruit innocent – officiellement, Eve avait croqué une pomme et pas une pêche – en portait un. Elle aurait volontiers orné les m de la pomme d’un tilde incongru mais qui aurait eu l’avantage de rappeler l’ondoiement du serpent.

Après les prières, le repas entier était une recherche de la douceur à venir, la viande aux pruneaux, les ailes de poulet à la confiture d’oignons, les légumes à la cannelle, la confiture de coings et les desserts au miel, les cigares et les makrouds, les dattes fourrées à la pâte d’amande pastel, aux dégradés d’arc-en-ciel, la douceur promise, jusqu’à l’écœurement.

© Rachel Samoul