Le Coeur converti, Stefan Hertmans

Une note de lecture d’Agnès Bensimon sur Le Coeur converti, Stefan Hertmans, Editions Gallimard

Avec Le cœur converti, son deuxième opus publié chez Gallimard, l’écrivain belge néerlandophone, nous offre un roman intense, profondément émouvant et à la construction romanesque remarquable.

Stefan Hertmans est né à Gand en 1951, à la fois poète et écrivain, il a derrière lui une œuvre importante. Déjà en 2015, les éditions Gallimard avaient fait traduire Guerre et Térébenthine, une autobiographie dédiée à la figure marquante de son grand-père et au carnage de la Première Guerre mondiale. Ce roman est attendu en hébreu, courant 2019 et l’on sait combien rares sont les auteurs belges, en particulier néerlandophones, à avoir été publiés en Israël.

Le cœur converti puise sa source dans les mystères d’un parchemin hébraïque du XIe siècle retrouvé parmi plus de deux cent mille documents de la célèbre Genizah du Caire, archivé à la bibliothèque de l’Université de Cambridge. Il s’agit d’une lettre de recommandation en faveur d’une jeune femme au destin exceptionnel et tragique, signée de la main d’un certain Joshua b. Ovadia, rabbin de la communauté juive de Monieux, en 1096. On peut la découvrir – presque dans son intégralité, au chapitre 7 du roman et mesurer ainsi l’ampleur de la recherche menée par un écrivain totalement étranger à la vie, la culture et l’histoire juives. Stefan Hertmans passe une bonne partie de son temps à Monieux, petit village du Vaucluse, proche du massif du Lubéron, entouré d’une nature sauvage. Il entend parler un jour d’un trésor caché dans une grotte environnante par le rabbin de la communauté lors de la mise à sac du quartier juif et le massacre de ses habitants par le premiers Croisés en octobre 1096. Jamais ce trésor n’a été retrouvé, mais régulièrement, la presse locale relate de vaines tentatives de recherches. L’écrivain est interpellé par le passé juif de ce village où il séjourne depuis 20 ans et finit par découvrir l’existence de cette prosélyte épouse de David Todros, fils du Grand rabbin de la belle communauté de Narbonne.  

Le Cœur converti raconte avant tout une poignante histoire d’amour. Le jeune David a été  envoyé par son père étudier à Rodom (Rouen) auprès des maîtres de la Maison Sublime, alors la plus fameuse yeshiva d’Europe. Rachi de Troyes, notamment, y délivra son enseignement… L’étudiant tombe amoureux d’une jeune normande, héritière des Vikings, dont on ne connaît pas le prénom et que l’auteur baptise Vigdis – ce qui en vieux norrois signifie déesse de combat. Elle-même éprouve un coup de foudre. Contre l’avis de sa famille elle prend la fuite avec David, parcourt à pied les centaines de kilomètres qui les séparent de Narbonne, où elle va se convertir par amour et l’épouser. Il semble bien qu’alors il était plus facile de se convertir qu’à notre époque. Elle prend le nom de Sarah mais son époux l’appelle Hamoutal, Chaleur de rosée. Le père de la jeune femme ne renonce pas à retrouver Sigdis, il lance des chevaliers mercenaires sur les traces de sa fille et le couple doit fuir à nouveau. Il trouve refuge à 250 km de Narbonne, dans le village de Monieux, où vit une petite communauté juive dirigée par Joshua Ovadia, ami de toujours du père de David.

Stefan Hertmans accomplit un immense travail de documentation sur cette époque du Moyen Age qui voit le lancement de la première croisade par le Pape Urbain II et ses conséquences tragiques pour les communautés juives, grandes ou petites, du Nord au Sud de la France. Dans le parchemin découvert au Caire, les prénoms des deux enfants de David et Hamoutal sont mentionnés. Le petit Yaacov et sa sœur Justa ont été enlevés par les Croisés lors du sac de Monieux. Figure également l’existence d’un troisième enfant, âgé de 20 mois, que sa mère a entraîné dans sa fuite. L’écrivain parcourt lui-même les étapes de son errance, mêlant la fiction aux bribes d’informations concrètes qu’il découvre. Il a consulté les archives répertoriées à Cambridge, a noué contact avec le savant américain Norman Golb qui avait développé la thèse de Monieux, contredite par la suite. Ses propres recherches la conforte à nouveau.

Stefan Hertmans s’est impliqué personnellement dans cette quête mémorielle du destin de la jeune convertie qui, à mille ans de distance, croise sa route. Dans sa démarche littéraire, hors des sentiers battus du roman historique, il abolit le temps. Le monde tourne, mais quand on retient un instant sa respiration, il s’immobilise, nous dit-il.

Son écriture met au présent un passé qui fait écho en nous.

©Agnès Bensimon