Un poème et une symphonie pour Babi Yar
Les 29 et 30 septembre 1941, les Nazis massacrèrent à Babi Yar, un ravin près de la ville de Kiev, 33 711 Juifs, le plus grand massacre de la « Shoah par balles ». Pendant des années, le fait que les victimes étaient juives n’a pas été dit.
En 1961, le poète russe Evgueni Evtouchenko écrivit le poème Babi Yar. En voici deux traductions :
- Par Jacques Burko
Non, Babi Yar n’a pas de monument.
Le bord du ravin, en dalle grossière.
L’effroi me prend.
J’ai l’âge en ce moment
Du peuple juif.
Oui, je suis millénaire.
Il me semble soudain –
l’Hébreu, c’est moi,
Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;
Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates
Du jour où j’agonisais sur la croix.
Et il me semble que je suis Dreyfus,
La populace
me juge et s’offusque ;
Je suis embastillé et condamné,
Couvert de crachats
et de calomnies,
Les dames en dentelles me renient,
Me dardant leurs ombrelles sous le nez.
Et je suis ce gamin de Bialystok ;
le sang ruisselle partout.
Le pogrom.
Les ivrognes se déchaînent et se moquent,
Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.
D’un coup de botte on me jette à terre,
Et je supplie les bourreaux en vain –
Hurlant ’’ Sauve la Russie, tue les Youpins ! ’’
Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère.
Mon peuple russe ! Je t’aime, je t’estime,
Mon peuple fraternel et amical,
Mais trop souvent des hommes aux mains sales firent de ton nom le bouclier du crime !
Mon peuple bon !
Puisses-tu vivre en paix,
Mais cela fut, sans que tu le récuses :
Les antisémites purent usurper
Ce nom pompeux :’’ Union du Peuple Russe ’’…
Et il me semble :
Anne Franck, c’est moi ;
Transparente comme en avril les arbres,
J’aime.
Qu’importent les mots à mon émoi :
J’ai seulement besoin qu’on se regarde.
Nous pouvons voir et sentir peu de choses –
Les ciels, les arbres, nous sont interdits :
Mais nous pouvons beaucoup, beaucoup – et j’ose
T’embrasser là, dans cet obscur réduit.
On vient, dis-tu ?
N’aie crainte, c’est seulement
Le printemps qui arrive à notre aide…
Viens, viens ici.
Embrasse-moi doucement.
On brise la porte ?
Non, c’est la glace qui cède…
Au Babi Yar bruissent les arbres chenus ;
Ces arbres nous sont juges et témoins.
Le silence ici hurle.
Tête nue
mes cheveux grisonnent soudain.
Je suis moi-même
silencieux hurlement
Pour les milliers tués à Babi Yar ;
Je sens
Je suis moi-même
Je suis moi-même
chacun de ces enfants,
chacun de ces vieillards.
Je n’oublierai rien de ma vie entière ;
Je veux que l’Internationale gronde
Lorsqu’on aura enfin porté en terre
Le dernier antisémite du monde !
Dans mon sang, il n’y a pas de goutte juive,
Mais les antisémites, d’une haine obtuse comme si j’étais un Juif, me poursuivent-
Et je suis donc un véritable Russe !
-
- Par Jean Radvyani
- Evgueni Evtouchenko dit son poème en russe
- On retrouve le poème Babi Yar d’Evgueni Evtouchenko dans la Symphonie n.13 de Dimitri Chostakovitch.