« Vivre à toute force », Claude Lanzmann

Cette note de lecture sur « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann a d’abord été publiée dans le huitième numéro de la revue Continuum.

« Vivre à toute force », une note de lecture sur Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann

La guillotine ou plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort aura été la grande affaire de ma vie : c’est par cette confession que s’ouvre Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann qui se poursuit sur une recension éprouvante de différents modes de mise à mort où les phrases décrivant les derniers regards des condamnés à mort, guillotinés, décapités au sabre ou égorgés sont presque impossibles à lire, tant elles ont intenses. De là, Claude Lanzmann bondit d’un sujet à l’autre, ne respectant aucune chronologie ni aucun plan linéaire. On gambade en sa compagnie d’une rencontre avec Paul Eluard à un échange avec David Ben-Gourion qui aimerait qu’il vienne s’installer en Israël, d’un voyage en Corée du Nord à une visite avec Sartre chez Nasser, d’une escalade dans les Alpes en compagnie de Simone de Beauvoir à une presque noyade en Méditerranée. La guerre d’Algérie, « Les Temps modernes », Aragon, Cocteau, Francis Ponge, Deleuze pour n’en citer que quelques-uns. On traverse l’Histoire politique et culturelle du XXe siècle avec curiosité, horreur et ravissement.

Même si nous découvrons d’autres pans de la vie de Claude Lanzmann, ses amis, ses amours, la personnalité tonitruante de sa mère Paulette, bégayante et magnifique, la tragédie de sa sœur, l’actrice Evelyne Rey, le fil rouge reste la Shoah, des confessions de Filip Müller, membre des Sonderkommandos à des pages inoubliables sur les Juifs du soleil, déportés de Corfou et de Rhodes arrivant à Auschwitz : Les Juifs des rivages ensoleillés de la mer Ionienne, doux Juifs, tendres Juifs d’Albert Cohen, ne le supportaient pas : ils se jetaient dans la fournaise, bras ouverts comme des plongeurs. Les derniers chapitres nous révèlent l’épopée du film, les douze ans de travail acharné pour créer une œuvre. L’idée en reviendrait à Alouf Hareven, diplomate israélien qui lui dit en 1973 : Il n’y a pas de film sur la Shoah, pas un film qui embrasse l’événement dans sa totalité et sa magnitude, pas un film qui le donne à voir de notre point de vue, du point de vue des Juifs. Il ne s’agit pas de réaliser un film sur la Shoah mais un film qui soit la Shoah. Et aussi sa tentative de remettre dans son temps la Shoah : J’avais été absolument le contemporain de la Shoah, j’aurais pu en être la victime, mais l’épouvante qu’elle m’inspirait chaque fois que j’osais y penser l’avait reléguée dans un autre temps, un autre monde presque à une distance stellaire, hors de la durée humaine, en un illo tempore quasi légendaire.

Au moment où il réalise que le sujet de son film sera la mort même, la mort et non pas la survie, on comprend que le premier chapitre sur les condamnés à mort est une préfiguration de Shoah.

Claude Lanzmann ne craint pas la modernité, ne se complait pas dans la nostalgie, raconte chaque moment de sa vie comme s’il y était encore. Le tout dans une belle écriture classique. (…) On retiendra surtout le souffle épique de ce jeune homme qui a quelquefois l’ivresse de l’altitude mais dont l’amour inconditionnel de la vie ne peut que nous inspirer.

©Rachel Samoul

 

« Le Lièvre de Patagonie » a été traduit en hébreu.