Et ils rêvent d’une grande civilisation méditerranéenne
Me voilà Sderot Chen, au coin de HaShoftim, direction la Place HaBima. Une sdera, c’est un boulevard avec deux rangées de bâtiments en vis-à-vis, deux trottoirs, deux voies pour les voitures séparées par un terre-plein central où deux rangées d’arbres ombragent une allée piétonnière, une piste cyclable, des bancs, des aires de jeux pour les enfants, des sculptures urbaines. Sderot Hen relie la place Rabin à la place HaBima : deux centres névralgiques de la vie des habitants de Tel Aviv. Chen en hébreu veut dire grâce et le boulevard porte bien son nom sauf que Chen est ici l’acronyme de Haïm Nahman, les prénoms de Bialik, le poète national d’Israël. Un privilégié puisque il a eu droit à deux rues à son nom, dont une, encore de son vivant, où il avait construit sa maison, la rue Bialik. Et, en fait, il y en a une troisième que je vous révèlerai lorsque j’y marcherai. Un peu de suspense ! Beaucoup de ses poèmes ont été mis en musique, comme le magnifique הַכְנִיסִינִי תַּחַת כְּנָפֵךְ, Prends-moi sous ton aile.
Je préfère me promener à l’ombre sur l’allée centrale de Sderot Hen, mais cette fois-ci, j’ai changé mes habitudes, – la meilleure façon de marcher c’est de sortir des sentiers battus -, et j’ai emprunté le trottoir. Ainsi, j’ai pu découvrir des maisons Bauhaus, c’est mon péché mignon, tout simplement magnifiques.
Quelques exemples :
Au n°16, un splendide bâtiment tout juste rénové, avec un petit bassin, un jardin très bien entretenu et sur les grilles deux Alef, des initiales ? dont je ne connais pas la signification mais je cherche !
Au n°10, un joli balcon où les couleurs des pots sont assorties à celles des fleurs et un tag Life is too short to drink cheap coffee, La vie est trop courte pour boire du café de mauvaise qualité, une formule que vous pouvez facilement adapter au thé bien sûr, au vin, au chocolat au fromage, ou à la la littérature !
Au n°8, un bâtiment conçu en 1937 par Nathan Tepper de style international. En 1943, la maison a été achetée par Paula-Simon Lemberg, l’une des fondatrices d’Ahuzat Bait, le premier nom de Tel Aviv et Haïm Lemberg, un ingénieur qui, arrêté en Egypte en 1948, est mort en exil. En 2015, sa famille lui a dédicacé la rénovation de la maison.
Au n°4, une maison au bel arrondi avec dans l’entrée, une boite aux lettres en bois d’acajou, une porte d’entrée vitrée en fer forgé, des dalles typiques de Tel Aviv.
Je retrouve l’allée centrale et à la hauteur de Sderot Hen 1, un panneau indique que le 13 mai 1948, des représentants de la population arabe de Jaffa ont signé leur acte de reddition à des officiers de la Hagana, la future armée d’Israël. Petit point d’histoire : on le sait peu mais la guerre entre Arabes et Juifs avait débuté bien avant la Déclaration d’Indépendance du 14 mai 1948. Une guerre civile, pourrait-on dire, sous les yeux des représentants du Mandat britannique qui souvent mettaient de l’huile sur le feu.
Sderot Hen débouche donc sur le centre culturel de Tel Aviv : le Théâtre HaBima, le musée Helena Rubinstein, Heichal HaTarbout, le Hall de la culture. Sur la droite, le Gan Yaakov, un jardin à deux niveaux, avec deux des plus vieux arbres de la ville, des sycomores de quinze mètres de hauteur et de quinze mètres d’envergure à la cime et dont les troncs m’ont l’air de faire cinq mètres de circonférence. Vestiges d’une forêt de sycomores sur une dune. Longtemps, ce fut une ferme agricole expérimentale pour les écoliers de Tel Aviv. Du blé, des petits chemins avec des galets, un toit quadrillé pour l’ombre.
Le figuier sycomore est un arbre protégé en Israël. En Egypte, on a retrouvé des momies dont les cercueils étaient en bois de sycomore et ont traversé les siècles. On retrouve aussi les sycomores dans la Bible et notamment dans Amos (7, 14) :
וַיַּעַן עָמוֹס, וַיֹּאמֶר אֶל-אֲמַצְיָה, לֹא-נָבִיא אָנֹכִי, וְלֹא בֶן-נָבִיא אָנֹכִי: כִּי-בוֹקֵר אָנֹכִי, וּבוֹלֵס שִׁקְמִים
Je ne suis, dit-il, ni prophète ni fils de prophète, je suis un simple pâtre et un pinceur de sycomore.
Le boles shikmim ou pinceur de sycomores, c’est celui qui fait des entailles dans les fruits des sycomores pour qu’ils murissent plus vite. Boles est un hapax, un mot qui n’a qu’une seule occurrence dans la Bible. J’ai de la sympathie pour le côté mystérieux des hapax.
Le jardin a été conçu par l’architecte Yaakov Richter et le paysagiste Avraham Karavan et a été inauguré en 1964. Avraham est le père de Dani Karavan, le maître d’oeuvres de la rénovation de la place toute entière.
Avraham Karavan, originaire de Lvov, a grandi à Manchester et a été impressionné par les jardins anglais. Il a travaillé pendant plus de quarante ans comme jardinier paysagiste de la ville de Tel-Aviv. Il est en fait à l’origine de la plupart des espaces verts de la ville.
Je me promène dans le jardin, très peu fréquenté, une maman allaite, sur un banc en retrait. Les jeux de volumes créés par la pergola quadrillée en béton changent d’une perspective à l’autre. Je reviens sur l’allée qui longe l’Auditorium Mann, dans la continuité de Sderot Hen et j’observe les cinq panneaux de la fresque d’Ivan Schwebel qui reprennent des motifs architecturaux de Tel Aviv. Le peintre est né et a grandi en Amérique avant de faire son alyah et de s’installer à Jérusalem à Ein Kerem où il est mort en 2011. Dans un coin de la fresque, la date – juin 1977, sa signature et cette phrase :
and they dream of a great mediterranean civilization,
et ils rêvent d’une grande civilisation méditerranéenne.
Moi aussi.
Lire la marche précédente :
De Shlomo HaMelech à Shaul haMelech
Distance parcourue : 0,5 kilomètres
Date : 21 juin 2016, 15 Sivan 5776
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