La renaissance de l’hébreu

Treizième épisode de notre feuilleton historique “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste.”  par Nathan Weinstock. 

Naissance d’une communauté nationale juive se cristallisant autour de la renaissance de l’hébreu

Les premiers jalons sur la voie menant au relèvement de la condition déplorable du Yichouv sont posés en 1840-1882. Dans la foulée des réformes du Tanzimat introduites dans l’empire ottoman à partir de 1840,  il entreprend de s’auto-organiser, stimulé et aidé dans ces efforts par des mécènes et des associations de bienfaisance juifs d’Occident, horrifiés par la misère dans laquelle se trouve plongée la majorité de ses membres.

L’œuvre de Sir Moses Montefiore (1784-1885)

Cette œuvre grandiose de réhabilitation est indissociable de la personne du financier juif britannique d’origine livournaise Sir Moses Montefiore qui a littéralement consacré sa vie et son immense fortune au relèvement de la communauté juive de Palestine où il se rend  pour la première fois en 1827. Eu égard à la situation sanitaire catastrophique du quartier juif de la Vieille Ville, il décide de fonder de nouveaux quartiers d’habitation juifs à Jérusalem (à l’extérieur des murailles d’enceinte) ainsi qu’à Jaffa. Il prend également l’initiative de créer à Jérusalem  des centres de soins destinés au Yichouv et multiplie les initiatives tendant à encourager la population juive à retourner à la terre. Ce réveil s’accompagne de la fondation d’écoles techniques, d’établissements d’enseignement, d’ateliers et de petites entreprises artisanales ou industrielles, notamment une imprimerie hébraïque et son célèbre moulin. Durant ce temps-là,  l’accroissement numérique de la population juive de Jérusalem se poursuit : à partir de 1850 environ, la ville est majoritairement juive (8.000 habitants sur un total de 15.000).

Indépendamment de l’apport matériel de ces innovations que le philanthrope finance généreusement, ces diverses initiatives – qui font des émules – stimulent la relève du Yichouv sur les plans moral et politique : la communauté juive de Palestine se voit tracer un avenir et apprend à prendre en mains sa destinée. Aussi cette minorité juive hétérogène commence-t-elle  à se structurer, à s’épanouir dans ses propres quartiers d’habitation qui se multiplient hors-les-murs, et à se doter d’un réseau d’établissements d’instruction et culturels (presse, académie de musique, école des arts Betsalel, lycées, associations culturelles). Le renouveau s’accompagne d’un essor économique et social ainsi que du développement d’une intense vie associative et culturelle, caractérisée par une renaissance graduelle de l’hébreu comme langue d’expression et de communication. Evolution qui finira par déboucher sur une refonte de la communauté qui adopte graduellement le profil d’une minorité nationale.

Car c’est le Vieux Yichouv qui a constitué le socle sur lequel s’est édifié l’expérience sioniste, faisant fonction pour elle de choul’han arou’h (« table dressée »). C’est de son sein que sont issues les premières initiatives tendant au développement urbanistique, agricole, industriel et culturel de la minorité juive. Ce sont ses membres qui ont jeté les bases d’une renaissance concrète de la langue hébraïque comme langue usuelle de la communauté renaissante, parachevant ainsi sa mutation en minorité nationale d’abord, en nation israélienne ensuite.

Quelques dates marquantes du réveil du Yichouv  

1841 : transfert à Jérusalem de l’imprimerie d’Israël Bak (ou Bek)  fondée à Safed en 1832

1849 : création d’un dispensaire juif à Jérusalem

1854 : fondation à Jérusalem d’une école professionnelle de tissage pour garçons, de la future école Evelina de Rothschild (par Albert Cohn), d’un  hôpital juif (à l’initiative de James de Rothschild) et du moulin à huile de Montefiore.

1855:  ouverture à Jérusalem d’une école de filles

1856 : ouverture à Jérusalem de l’école Lämel.

1857 : fondation de l’hôpital Bikour ’Holim

1860 : édification par Montefiore du quartier de Mishkenoth Chananaïm, premier faubourg hors-les-murs de Jérusalem

1863 : fondation du journal hébreu HaLevanon (« Le Liban »)

1864 : Montefiore inaugure les nouveaux locaux de Bikour ’Holim, reconstruction de la synagogue « ’Hourvah de Judah le ’Hassid »

1868 : Introduction par Montefiore de l’éclairage public à Jérusalem

1869 : Fondation par Joseph Rivlin du nouveau quartier hiérosolymitain hors-les-murs de Na’halath Chiva. Suivront ensuite les quartiers de Meah Chearim, Ohel Moshè, Even Israël et quelques autres

1870 : fondation du journal hébreu ’Havatseleth (« Le Lys »)

1871 : ouverture à Jérusalem de la synagogue Tifereth Israël

1874 : fondation de la première association ouvrière juive de Terre Sainte:  ’Hevrath Poalé Tsedek (« Société d’ouvriers pour la Justice »).

Rémanence de l’hébreu parlé au sein du Vieux Yichouv

Si c’est au cours du VIIe siècle que l’arabe a graduellement commencé à remplacer le grec en tant que langue officielle du pays, on  estime toutefois que ce n‘est que vers 800 qu’elle est devenue la langue usuelle de la population, se substituant au grec, à l’araméen au nord et à l’hébreu dans le sud du pays. Néanmoins il est certain que l’hébreu n’avait pas totalement disparu comme langue parlée en Terre Sainte.  Plusieurs voyageurs l’attestent à la fin du moyen âge. De son côté,  en 1434 Elie de Ferrare signale que les Juifs de Palestine se servent d’une espèce de  sabir, une « langue à eux qui n’est ni l’hébreu ni la langue des Ismaéliens ». Ce qui rejoint l’opinion du linguiste Shlomo Haramati selon lequel des Juifs palestiniens parlaient déjà bien avant la naissance de l’hébreu moderne à la fin du XIXe siècle un « dialecte naturel parlé de la langue hébraïque ».

L’éminent talmudiste Isaïe Horowitz rapporte qu’à Safed comme à Damas il a pris la parole et a enseigné en hébreu, « la langue sainte que tout le monde comprend ». Et il résulte des témoignages de voyageurs allemands du XVIe siècle que l’hébreu pouvait également être considéré comme « leur langue quotidienne ». Au XVIe siècle nombre de cabalistes de Safed s’entretenaient en hébreu. Des témoignages d’époque rapportent également avoir constaté que l’on se servait de hébreu comme langue parlée  à Acre, à Jérusalem ainsi que dans  d’autres centres encore. Nous avons signalé antérieurement qu’à Jérusalem il arrivait aux parties juives de plaider en hébreu par le Tribunal de la Charia. Et en 1856, le consul britannique signalait d’ailleurs avoir entendu parler hébreu aussi bien à Jérusalem qu’à Tibériade.

L’utilisation de l’hébreu au sein du Yichouv, à l’époque majoritairement sépharade et oriental,  s’imposait d’ailleurs pour des raisons éminemment pratiques. C’est qu’elle jouait le rôle de lingua franca permettant aux membres de la kyrielle de micro-communautés juives du pays – structurées selon leur origine géographique et leur spécificité linguistique (judéo-espagnol, arabe yéménite, arabe maghrébin, arabe syro-palestinien, yiddish – un yiddish palestinien très particulier truffé de termes arabes – géorgien, persan boukharien ou iranien, etc.) – de pouvoir communiquer entre eux.

Ainsi est-ce dès avant la naissance du mouvement sioniste et la première alyah (1882) que le Yichouv entame graduellement sa mutation en minorité nationale hébréophone.  Et l’utilisation récurrente de l’hébreu comme langue de communication anticipait déjà dans une certaine mesure le rôle qu’il allait jouer ultérieurement. C’est cette adoption de l’hébreu comme langue vernaculaire  commune qui marque le début de la mutation du Yichouv en ethnie nouvelle en voie de formation, se distinguant de son entourage par l’aspiration à l’autonomie nationale, notamment aussi en vue de s’arracher ainsi à son statut traditionnel d’infériorité et d’accéder à son plein épanouissement collectif.

On en est pleinement conscient  dans les mochavoth au sein desquelles les instituteurs d’hébreu s’organisent et militent en faveur de l’utilisation de l’hébreu rénové à partir de1891. En pratique, ce sont d’ailleurs les enfants scolarisés en hébreu – qui parlent cette langue entre eux  – qui vont amener progressivement  leurs parents à adopter la langue de la Bible. Et le conflit qui éclate en 1912 à propos de la langue d’enseignement de l’école d’ingénieurs Technion  à Haïfa (après une âpre contestation  il est convenu que la langue de l’enseignement sera l’hébreu rénové et non l’allemand comme initialement prévu) confirme la prise de conscience de la langue hébraïque comme facteur structurant l’identité collective.

Nathan WEINSTOCK

Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire 

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Pour en savoir plus, lisez le livre de Nathan Weinstock, “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste”

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Lire la première partie: Du vieux Yichouv à la nation israélienne, un parcours bimillénaire
Lire la deuxième partie: Les communautés de la Diaspora, un attachement indéfectible à la Terre d’Israël
Lire la troisième partie: Présence juive en Terre Sainte et tradition islamique
Lire la quatrième partie: La condition des Juifs de Terre Sainte après la conquête arabe
Lire la cinquième partie: La minorité juive sous les Fatimides, les Croisés puis les Mamelouks
Lire la sixième partie: Le Yichouv après la conquête ottomane
Lire la septième partie: Exaltation messianique et dissidence caraïte
Lire la huitième partie: XIIIe siècle: Les premières vagues d’immigrants, le renouveau du Yichouv 
Lire la neuvième partie: L’exode sépharade vers la Terre Sainte
Lire la dixième partie: Reprise et intensification du mouvement migratoire à partir de 1700
Lire la onzième partie: Les Juifs du Palestine au XVII et XVIIIe siècles
Lire la douzième partie: XIXe siècle: La Palestine, terre d’immigration