Shwartze Kashe, Miri Nathan

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Dans le cadre du Billet de l’Invitée, nous retrouvons mon amie Miri Nathan

Shwartze Kashe 

Pendant la Shoah, Maman était une petite fille et eux, eux ils sont tous morts, tous ! Ils l’ont laissée seule dans une armoire chez la Goya et après, juste avant qu’elle meure, il s’est avéré qu’elle n’était pas cachée dans l’armoire, mais dans une niche derrière l’armoire.

Et c’est pour ça, qu’elle s’est retrouvée sur une photo, prise lors de l’opération Kadesh (la guerre de 1956), en face de la poste centrale rue Allenby à Tel-Aviv, avec des gants blancs, une jupe en satin noir et des chaussures à talon, Maman serrée contre mon père en uniforme de Tsahal, jeune, blond aux yeux bleus.

Et c’est pour ça que j’aime la kasha, la kasha grillée, sa kasha, parce que c’est ça qu’elle mangeait là-bas quand elle avait faim.

C’est comme ça que je l’imagine, affamée et malingre lorsqu’elle se sauve avec la Polonaise, la Goya, de village en village, parce que les voisins ont dénoncé la Goya en disant qu’elle cachait une petite fille juive chez elle. Et la Goya, – c’est comme ça que dans la famille on appelait la femme qui a sauvé ma mère, par peur qu’elle soit dénoncée -,  même lorsque les soldats sont venus chez elle, la Goya ne leur a pas livré la petite fille juive, même quand ils ont menacé de prendre le corps de son fils de 17 ans, mort de la tuberculose, et de le tailler en pièces. Le fils de la Polonaise, lui aussi, Maman l’a perdu, celui qui lui tenait compagnie, qui la rendait heureuse, qu’elle aimait.

Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, au lieu du kasha, je mange des pousses de sarrasin, c’est meilleur pour la santé parce que, oui, j’y fais attention à ma santé, je prends garde de ne pas tomber malade, je veille aussi à ce que les problèmes se résolvent, et vite ! Les processus, les chagrins, les problèmes ou les désirs, ce n’est pas mon truc, moi je suis au-dessus de ça, un chat errant qui retombe toujours sur ses pattes, parce qu’il faut faire attention que personne ne meure, qu’on ne tombe pas malade, et qu’on ne s’attarde pas à pleurnicher, ce n’est pas avec ça qu’on s’en sortira, il faut se débrouiller.

Petite fille, je sais déjà comment m’organiser avec papa pour qu’il y ait quelqu’un pour s’occuper de Maman et du bébé parce que Maman et le bébé sont malades et ils peuvent mourir. Alors il faut s’organiser, trouver des solutions, et à manger, beaucoup de nourriture, bonne et consolante. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui prenne ma sœur quand elle pleure parce que Maman ne peut pas s’en occuper. Elle a une infection au sein et il n’y a pas de lait pour le bébé et le bébé pleure et Maman est occupée alors il faut veiller sur le bébé et le calmer, et surtout se taire, parce que l’important c’est d’aider Maman pour qu’elle se repose, pour qu’elle dorme. Ne pas se confier, ne pas sentir, ne pas désirer parce qu’il y a des morts tout autour et puis il y a ceux qui risquent de mourir. Moi, par exemple, quand j’ai six ans, Maman est sûre et certaine que j’ai un cancer du sein. Le reste du temps, je vomis, il est interdit de pleurer, interdit de pleurnicher, interdit de se laisser aller, parce que Maman est occupée, elle doit travailler, Maman est occupée aussi avec tous ses morts et puis, il y a les nerfs et les crises cardiaques à cause des nerfs, alors il faut se taire et être aux aguets, apporter de l’aide quand il le faut, et, quand on va au restaurant, ne pas s’échapper, et manger bien gentiment parce que là-bas, au restaurant, on est joyeux, ailleurs et le reste du temps on est triste, au restaurant on est joyeux, même quand Maman crie sur le serveur et appelle le patron parce que, quoi ! On lui a servi un plat qui ne vaut rien, et ce n’est pas du tout ça qu’elle avait commandé, ce n’est pas ça qu’elle voulait manger.

Et c’est pour ça aussi que j’aime les restaurants, je vis dans des restaurants. Les crevettes, les crabes, la nourriture du grand monde… Moi aussi, le serveur m’énerve, il n’est pas à la hauteur celui-là, comment ? On ne t’a pas encore servi ? Que veux-tu commander ? Ce plat ? Moi ? Non, je n’ai pas encore choisi. Et madame, que désire-t-elle ? Je n’ai pas encore choisi, il y aura de longs palabres avec le serveur, mais d’abord, il faut que ceux autour de la table choisissent et, eux, doivent être servis immédiatement ! Et ils recevront exactement ce qu’ils ont commandé ! Comme prévu, comme c’est écrit dans le menu. Que l’autre serveur apporte le vin ! Qu’est-ce qu’il attend ? Oh, il n’y a pas de verres à eau pour tout le monde, excusez-moi, apportez-en s’il-vous plaît, ah,  non, moi je n’ai pas encore décidé, je ne sais pas vraiment, bon, ce plat, c’est avec du poivre n’est-ce pas ? Mais ça va me faire tousser, m’étouffer ! Non, non, il faut faire attention, on ne peut pas choisir n’importe quoi, il faut être prudent, ne pas mourir maintenant, il y a déjà assez de morts autour, on doit faire attention qu’il n’arrive rien de grave. La toux, ça fait peur, on peut s’étouffer et mourir, alors je mange à petites bouchées, comme un oiseau, parce que Maman s’inquiète, parce que je vomis et quand on vomit alors on risque de mourir et on ne doit pas mourir parce que, eux, eux ils sont tous morts, tous ! Et elle, elle est restée toute seule. 

©Miri Nathan traduit de l’hébreu par Liliane Stein

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