Marcel Cohen, le procès Eichmann vu de Paris

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Voici un texte de Marcel Cohen publié en 2011 dans le n°8 de Continuum, la revue des Ecrivains Israéliens de langue française, consacré au procès Eichmann.

LE PROCÈS VU DE PARIS

En regardant quarante ans en arrière, court-on le risque de mal interpréter ses propres souvenirs ? Lorsqu’il s’agit d’humiliations, il semble que rien ne s’efface. Peut-être même l’expérience permet-elle, au contraire, d’y voir beaucoup plus clair.

J’avais 23 ans en 1960 lors de l’arrestation d’Eichmann et j’étais reporter au service des informations générales d’un quotidien parisien. À la rédaction, personne n’ignorait que j’étais un ancien enfant caché, que j’avais perdu mes parents et une partie de ma famille dans les camps et que le procès qui se préparait à Jérusalem avait pour moi une portée considérable.

On n’a pas besoin de longs discours pour exprimer son amitié. Au service étranger et au service politique, des confrères soulignaient souvent au crayon rouge, dans les dépêches d’agence qui leur passaient entre les mains, la déclaration de telle ou telle personnalité connue pour sa connivence avec l’extrême-droite ou son antisémitisme plus ou moins avéré. Ces personnalités n’auraient pas osé exprimer la moindre sympathie pour Eichmann. Elles se contentaient donc de condamner la parfaite illégalité de son enlèvement dans les faubourgs de Buenos Aires. Elles le faisaient seulement avec une véhémence si disproportionnée qu’on ne pouvait pas se tromper sur les motivations. Où allait-on si on tolérait que les services secrets israéliens arrêtent qui ils voulaient, où ils voulaient ?

Lorsque j’étais en reportage, mes amis glissaient ces déclarations incendiaires dans un angle de mon sous-main, sur mon bureau. Elles étaient accompagnées d’un petit mot à la main, dans la marge. Je ne garde pas de souvenir de ces annotations, mais je me rappelle très bien leur humour noir, celui qui a cours dans toutes les salles de rédaction de la planète. J’imagine donc très bien des réflexions du genre de : «Marcel, tes amis sont au bord de la crise de nerfs !». Au journal, et par peur des grands mots, il était rare qu’on abordât les questions personnelles sur un autre ton.

Les signes qui m’étaient adressés n’étaient pas tous aussi amicaux, il s’en faut de beaucoup. J’entendis un confrère dire un jour que ce n’était pas servir la mémoire des victimes que d’utiliser, à l’égard d’Eichmann, les méthodes de la Gestapo. La remarque fut faite à haute et intelligible voix. Personne ne répondit, mais je me souviens d’un grand silence dans la salle de rédaction. C’était peut-être la meilleure réponse.

Une ou deux autres fois, on évoqua devant moi des méthodes de gangsters. Le plus étrange, pour un jeune journaliste à qui l’on apprenait à peser ses mots et à ne pas mélanger les faits et le commentaire, ce n’était pas seulement l’outrance : il était tout de même très étrange de ne jamais entendre évoquer les crimes nazis. Plusieurs pays se déclaraient choqués par l’arrestation spectaculaire d’Eichmann, faisant ainsi écho à la plainte de l’Argentine devant les Nations Unies. L’essentiel, par ailleurs, était de savoir si Israël avait, ou non, le droit de juger un criminel nazi. Derrière un débat aussi peu sérieux, on devinait ce qui était insupportable : l’idée qu’Israël puisse administrer une leçon de morale à l’Europe. Une double leçon même : en lui rappelant sa collaboration avec l’Allemagne nazie, ou à tout le moins sa totale passivité, et en dénonçant sa complaisance à l’égard des anciens criminels et des pays qui les hébergeaient.

J’étais trop inexpérimenté pour qu’on songeât à m’envoyer à Jérusalem. Le confrère désigné pour couvrir le procès était l’une des meilleures plumes du journal. Avant son départ, je fus tout de même très étonné d’entendre quelqu’un critiquer le fait que France-Soir ait décidé d’envoyer Joseph Kessel : puisque Kessel était Juif, il ne serait pas impartial. Devant de tels crimes, je me demandais où pouvait bien se situer la frontière entre partialité et impartialité. Curieusement, les textes qui seront les plus contestés, et les plus contestables, seront ceux d’Hannah Arendt, envoyée spéciale du New Yorker, et Juive elle aussi. 

Je n’ai pas le souvenir que les articles publiés par mon journal aient prêté le flanc à la moindre critique, mais à partir d’avril 1961, et à chacun de ses retours à Paris, notre envoyé spécial détaillait ce qu’il n’aurait pas pu écrire : cette justice des vainqueurs n’était à ses yeux qu’une parodie de justice et Eichmann était condamné d’avance. Et en effet, on ne voyait pas quel tribunal aurait pu l’acquitter. Mais mon confrère allait plus loin : pour l’Etat d’Israël, ce n’était qu’une opération publicitaire. Il ajoutait : puisque les crimes avaient été commis au nom de l’Allemagne, c’est de l’Allemagne qu’il aurait fallu exiger qu’elle jugeât Eichmann. À défaut, il aurait fallu créer un tribunal international.

Mon confrère ne craignait pas les contradictions : un tribunal international aurait nécessairement été un «tribunal de vainqueurs», et l’Allemagne, pourtant occupée par les Alliés, n’avait pas la moindre velléité de juger ses anciens criminels. Il faudra attendre pour cela les années 80 et qu’elle décrétât (sous la pression française et l’impulsion de Serge et Beate Klarsfeld) l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

Le message adressé aux Juifs, tel du moins que je le comprenais, était à peu près le suivant : vous avez tort de vouloir avoir raison. En tout cas, je crois ne m’être jamais senti plus seul, ni plus humilié. J’avais l’impression irrationnelle, mais tout à fait réelle, que j’allais être «puni». Comme un écolier qui tient tête à son professeur, on me trouvait, en tant que Juif, beaucoup trop arrogant. Jamais je n’avais mieux compris que ma condition de fils de déportés posait un problème, et que le seul moyen de le résoudre était de me faire oublier. Dans l’angle de mon sous-main, les dépêches d’agence soulignées au crayon rouge n’étaient que plus précieuses.

Lorsque je lus dans la presse les premiers extraits du livre qu’Hannah Arendt tira du procès, un sentiment d’accablement vint s’ajouter à ce qui précède. Comme beaucoup, j’attendais que le procès éclairât les crimes. Et voici que les victimes se retrouvaient au banc de l’accusé. Ceux qui avaient critiqué le principe même du procès jubilaient. On en arrivait à se demander si la responsabilité juive n’était pas plus grande que celle d’Eichmann. L’une des conclusions qu’Hannah Arendt tirait des débats n’était-elle pas que le rôle des Judenräte avait été déterminant partout en Europe ? Aux yeux d’Arendt, cette coopération des Juifs avait atteint «un degré absolument extraordinaire». Elle ajoutait que, sans cette collaboration, soit l’extermination aurait sombré dans «un chaos complet», soit l’Allemagne, pour la mener à bien, aurait dû mobiliser une main d’œuvre non-juive «dont elle ne pouvait se passer ailleurs». Pouvait-on accuser plus clairement ? 

La correspondance Gershom Scholem-Hannah Arendt au sujet des Judenrätte est bien connue. Dans sa fameuse lettre du 23 janvier 1963, Scholem dit crûment : «Je n’ai pas la présomption de juger. Je n’y étais pas». Ce qu’il reproche avec le plus de véhémence à Arendt c’est, précisément, qu’elle puisse trancher avec «insensibilité, sur un ton souvent presque sarcastique et malveillant», alors que «le recul historique manque qui seul rendrait possible une forme d’objectivité». C’est dans cette lettre que l’on trouve la formule fameuse «le tact du cœur» dont Scholem accuse Hannah Arendt d’être dépourvue.

L’analyse d’Arendt, c’est peu de dire que j’en ai souffert : elle a sous-tendu mes lectures pendant des années, à la recherche de bribes de vérité, toujours fuyantes, toujours plus complexes. Et il a fallu une rencontre inattendue pour que je comprenne tout à fait quel effroyable piège avaient été les Judenrätte. J’étais entré, en 1980 ou 81, dans l’une des deux librairies polonaises de Paris à la recherche de documents photographiques sur le ghetto de Varsovie, en vue d’un texte que je projetais d’écrire. Une grande femme blonde me répondit avec sécheresse qu’elle n’avait rien sur ce sujet. Rien, vraiment ? Comment était-ce possible ? J’ai insisté. Nous n’étions pas seuls dans la librairie et sans doute la femme craignit-elle que je hausse la voix. Toujours est-il qu’elle appela une employée qui se trouvait au premier étage. Lorsque j’aperçus la femme qui descendait les escaliers, j’ai compris au premier regard que, cette fois, l’inconnue saurait me conseiller.

L’inconnue s’appelait Maria Elster. Elle était l’une des deux cents survivantes du ghetto où elle avait vécu de 1940 à 1943. Elle ne s’en était échappée que par miracle avec ses parents, quelques jours avant le début de l’insurrection. En 1945, elle était venu vivre en France avec sa mère. Elle avait alors douze ans. Bien entendu, à la librairie, elle  trouva immédiatement les documents que je cherchais, et même bien au-delà.

Maria Elster devint une amie très proche. Jusqu’à sa mort en 1992, nous ne nous sommes pas vus une seule fois sans évoquer le ghetto. Ses souvenirs étaient restés d’une clarté absolue, y compris dans les plus infimes détails, et elle avait lu sur le ghetto tout ce qu’on pouvait lire. Un livre, paru pendant la guerre, se révéla même si rare, si irremplaçable à ses yeux, et si onéreux aussi, que nous dûmes l’acheter en copropriété et le faire venir des Etats-Unis.

Maria Elster avait une grande ambition : traduire les journaux intimes d’Adam Czerniakóv, qui était à la tête de la communauté juive de Varsovie lorsque les Allemands entrèrent dans la ville et le resta, en tant que président du Judenrat, jusqu’à son suicide le 23 juillet 1942. Ce jour-là, seul dans son bureau, à 15 heures, alors qu’il vient d’avoir un entretien avec les autorités allemandes au sujet, notamment, des orphelins, Czerniakóv rédige ces mots à l’intention de sa femme et avale une boule de cyanure :

«On exige de moi de tuer de mes propres mains les enfants de mon peuple. Il ne me reste que la mort.»

Maria Elster, toute sa vie, avait été hantée par la personnalité de Czerniakóv. Personne n’était mieux fondé qu’elle à l’accabler des plus virulents reproches. Et personne n’illustra mieux non plus, à son égard, ce que Scholem entendait par «le tact du cœur». La conclusion de Maria Elster était que nul n’avait le droit de juger Czerniakóv parce que nul n’était en mesure d’imaginer l’ampleur de ses souffrances morales, déchiré entre ce qu’attendaient de lui les Juifs du ghetto et ce qu’exigeaient les Allemands.

C’est ce qui, des années durant, avait empêché Maria de traduire les fameux Carnets de Czerniakóv en français. Elle était persuadée que personne ne voudrait faire l’effort de comprendre. Peut-être même un tel effort était-il impossible, y compris en Israël. Mais Maria comprenait aussi qu’elle était l’une des dernières personnes à pouvoir éclairer un dilemme aussi effroyable. Et elle seule pouvait rendre le texte de Czerniakóv lisible en l’accompagnant des notes techniques qu’il appelait, et presque à chaque ligne.

J’avais longtemps encouragé Maria Elster à se lancer dans cette traduction malgré tous ses doutes. Elle finit par se mettre au travail. Les premiers extraits des Carnets de Czerniakóv parurent en 1992 dans la revue Les Temps Modernes, préfacés par Claude Lanzmann. Emportée par un cancer, Maria Elster n’eut pas le temps d’achever la traduction. Mais c’est avec cette publication qu’elle avait tant désirée, et tant redoutée à la fois, que prit définitivement fin pour moi le procès Eichmann.

©Marcel Cohen

     

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