Continuum 17/18, 75 ans après, les 100 ans de Paul Celan

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Continuum est la revue des écrivains israéliens de langue française. Le n°17/18 est particulièrement riche. Voici quelques extraits de l’éditorial de Marlena Braester.

Soixante-quinze années se sont écoulées depuis la libération du camp d’Auschwitz par l’armée soviétique. La blessure de la Shoah dans l’histoire du peuple juif et au sein de l’histoire de l’humanité reste profondément enracinée dans toutes les consciences.  L’évolution du XXe siècle jusqu’à sa fin et en ce début du XXIe siècle le prouvent.

Continuum 17/18 se propose de continuer la réflexion sur l’identité – notamment l’identité juive dans sa singularité et sa pluralité – que nous avons amplement développée dans Continuum 15/16, cette fois ancrée dans l’après-Shoah en scrutant la possibilité ou l’impossibilité d’écrire après. Des écrivains ayant subi directement ou indirectement la Shoah s’expriment sur eux-mêmes ou sur l’œuvre d’autres écrivains et s’interrogent sur la responsabilité et la nécessité de l’écriture, ou au contraire, celle de diverses formes de silence.  Les textes réunis ici se répondent, se complètent l’un l’autre, s’éclairent l’un l’autre, voire s’interrogent sur les mêmes problèmes. (…)

Réfléchissant sur l’écriture de Georges Perec, Esther Orner considère la contrainte et le jeu ludique que Perec a choisis pour pouvoir dire l’indicible. La contrainte est devenue envahissante pour ces deux enfants cachés qui, bien plus tard, vont situer l’absence, le manque au centre de leur écriture.  Mais leur écriture devient à chaque ligne plus présente. Et l’œuvre de Georges Perec elle-même se réfléchit dans l’œuvre d’Esther Orner qui à son tour se retrouve dans l’écriture litotique – la litote étant de son point de vue la figure de l’écriture après la Shoah. (…)

« Le blanc s’insinue partout et troue la page de silences » écrit Maxime Decout en analysant l’écriture de Charlotte Delbo : fractures, contractures, étranglements, ellipses, écriture fragmentée, indéfinition – voilà autant de moyens de « réinventer une parole littéraire meurtrie par les camps ». (…)

Quel est donc le défi de l’écriture après la Shoah : pourquoi, pour qui, sur quoi écrire ? se demande Francine Kaufmann en scrutant l’approche narrative adoptée par André Schwarz-Bart : « décrire l’événement de biais, en décelant ses racines, (…) ne pas l’aborder au présent, ne pas évoquer l’avenir des survivants. » André Schwarz-Bart affirme écrire pour continuer à faire vivre, en lui et par lui, ses morts dont il ne peut ni ne veut se séparer. Il veut aussi donner à la jeune génération une raison de vivre. (…)

Si nous pouvons dire que quelqu’un avait prévu l’apocalypse sa vie durant, c’est le poète Benjamin Fondane. Son humanisme prophétique et sa lucidité. Toujours déchiré entre l’impossibilité d’écrire et la nécessité de la faire, il reste conscient que par toute œuvre d’art « nous redressons un équilibre tordu ». Un regard sur ses poèmes d’avant sa mort tragique dans les fours de Birkenau nous ouvre un paysage poétique où l’idée de la disparition est omniprésente, où le futur antérieur du malheur nous met devant un homme qui a déjà vécu sa propre mort et nous parle d’au-delà. Le poème est blessure, recueillement et cri.

Comme Benjamin Fondane, Paul Celan est lui aussi un exilé au sort tragique dont la poésie est écrite « au-dessus de l’abîme ». Tous les deux s’inscrivent, de par leur multiple appartenance culturelle, dans le cosmopolitisme européen de la première moitié du siècle passé. Celan Poète qui porte en lui le traumatisme de la seconde Guerre mondiale.

Cette année 2020 marque le centenaire de la naissance de Paul Celan et un demi-centenaire de sa mort.

Dans son discours au sujet de sa poésie, Celan parle d’un « retour vers soi », un retour d’exil. – nous dit Steven Jaron dans son article. Pour Jaron la poésie de Celan est « à la fois lumineuse et noire, rayonnante et ténébreuse », une « lumière paradoxale » rend possible de maintenir lumière et ténèbres simultanément dans une conflictualité sans qu’elles s’y rejoignent. » Nous savons à quel point la poésie de Celan ne se laisse lire facilement, se lit comme une violence faite à la langue subissant la déconstruction, langue désarticulée, hachée que Laurent Mourey  appelle, dans son article,  « contre-poésie, un contre-lyrisme; un travail de langue contre la langue; de contre-parole. »(…)

Dina von Schwartze choisit la correspondance entre Paul Celan et l’amie poète Nelly Sachs, exilés à Paris et à Stockholm, dont la patrie culturelle leur était commune, comme caisse de résonance de leur souffrance. Les deux « ont survécu comme rescapés mais ne prirent pas mentalement racine dans la vie au présent. » Dans son article, Dina von Schwartze trouve des ressemblances dans le travail des deux poètes sur la langue allemande, leur langue maternelle : par ses poèmes, Nelly Sachs « la vida de son contenu et emplit les vides de phrases entrecoupées, dénuées de rimes et de rythme. » Quant à Celan, sa langue maternelle étant devenue la « langue des meurtriers » (Mördersprache), la lutte intérieure du poète est interprétée par l’auteur comme un désir de « crypter la signification, contraindre ses lecteurs allemands à faire des efforts pour comprendre » puisque « dans son œuvre, l’allemand subit la désintégration et l’aliénation. »(…)

Un double hommage – à la mémoire de Chantal Akerman et à la mémoire de Daphna Merzer – récemment disparue – nous est offert par Yehuda Moraly. A travers le moyen-métrage de Chantal Akerman, L’Enfant aimé ou je joue à être une femme mariée, la mémoire de l’artiste et la mémoire de la fille de notre amie et collègue Esther Orner se trouvent unies dans un seul et émouvant texte. « Cette disparition de l’enfant dans le film est donc double, nous explique Yehuda Moraly : au niveau du thème puisqu’on la cherche tout le temps, et au niveau de la forme. »

©Marlena Braester


Vous pouvez commander la revue à la Librairie du Foyer à Tel Aviv ou en vous adressant à braester@bezeqint.net

     
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