Naissance d’une communauté nationale juive

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Quatorzième épisode de notre feuilleton historique “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste.”  par Nathan Weinstock. 

La minorité juive parachève sa mutation en ethnie consciente de sa spécificité nationale

La mutation du Yichouv en minorité nationale consciente de sa spécificité est attestée par la fondation en 1902, à l’initiative de Mena’hem Ussishkin, d’un « Conseil des associations en Eretz-Israël » : décision qui traduit le ralliement de la communauté au nationalisme hébreu que viendra confirmer en l’an suivant la convocation de la  « Grande Assemblée des Juifs de Palestine » à Zi’hrone-Ya’akov et dont les débats se déroulent intégralement en hébreu. Les délégués exigent la fusion des micro-communautés existantes du Yichouv en exigeant, d’une part,  que les mochavoth (villages agricoles juifs) reposent intégralement sur le travail hébreu, et de l’autre, que l’hébreu vivant devienne la langue usuelle de toutes les activités juives.

Loin de refléter une optique colonialiste, l’exigence de l’avodath  ivrith (travail hébreu) en constitue l’inverse : sous l’influence des pionniers de convictions tolstoïennes et socialistes de  la Deuxième alyah (qui débute en 1904) les membres de la communauté nationale émergente rejettent le statut de « planteurs » et, refusant de dépendre du travail servile arabe, entendent  travailler la terre eux-mêmes.

Cette volonté qu’exprime désormais la communauté juive palestinienne de prendre en mains sa destinée collective et de se structurer  consciemment en tant que minorité nationale n’échappe évidemment pas aux observateurs palestiniens.  Dès 1910, Choukri al-Asali, un des premiers nationaliste arabes  palestiniens, s’exclame : « (…) ils ont commencé à mettre en œuvre leurs desseins politiques et à installer leur gouvernement chimérique ». Et l’année suivante, Ruhi al-Khalidi, député de Jérusalem au Parlement  ottoman, décrit avec stupéfaction le fonctionnement autonome des villages agricoles juifs : « Il est vraiment étrange qu’à l’intérieur de ces colonies il ne se trouve personne du gouvernement. Ils se dirigent eux-mêmes. Ils ont des tribunaux, ils disposent d’une administration pour régler leurs propres affaires. On n’y trouve absolument pas le moindre représentant du gouvernement : ni gendarmes, ni policiers, ni fonctionnaires. Et certaines de ces localités sont cependant des villes d’une ampleur appréciable. Et il ne s’y trouve personne du gouvernement, ils se débrouillent tout seuls ! ».

Et c’est ainsi que, stimulés par le courant sioniste (la première vague d’immigration inspiré par ce mouvement remonte à 1882), les Juifs de Palestine donnent naissance à une nation nouvelle hébréophone, phénomène que l’on peut également interpréter comme la renaissance d’une nation très ancienne: dans l’une ou l’autre hypothèse, la personne de l’Israélien vient se substituer à celui du Juif.  Dès la conquête du pays par les forces britanniques,  les dirigeants du Yichouv s’activent du reste en vue de l’élection d’une « Constituante », c’est-à-dire d’une assemblée nationale représentant les Juifs de Palestine. Ce sera le Va’ad Léoumi (« Conseil National ») qui sera élu au suffrage universel le 19 avril 1920. Mais en attendant, ils convoquent en janvier 1918 une Assefath HaNiv’harim (« Assemblée des Elus ») qui choisit en son sein un Va’ad Zemani (« Conseil Provisoire »).

Remarquons qu’en agissant de la sorte, les porte-parole de la nation hébraïque en germe – future communauté nationale israélienne – ne se comportaient pas autrement que les autonomistes flamands en Belgique, basques ou catalans en Espagne ou – plus proches de notre sujet – kurdes et berbères au sein du monde arabo-islamique.

Naissance du sentiment national arabe palestinien 

Ce n’est que fort tardivement que l’on observe l’apparition d’une conscience nationale spécifiquement palestinienne. Les quelques indices relevés à la fin du XIXe siècle (tels le pèlerinage annuel de Nebi-Moussa ou la pétition antisioniste isolée de commerçants de Jérusalem – qui n’a été suivie d’aucune autre initiative analogue – ne sont guère probants). Tout indique que le sentiment national palestinien qui se manifeste à partir de 1907-1908 (fondation du journal al-Karmil, assaut violent mené à Jaffa contre un hôtel d’immigrés juifs) s’est forgé  en réaction à la cristallisation  d’une conscience nationale au sein du Yichouv.

Les heurts qui ont opposé les agriculteurs juifs aux fellahs, notamment dans le village d’al-Foula (future Mer’haviah) ou à Marj ibn Amr [Vallée de Jezréel] en 1911, ont joué un rôle-clef à cet égard. Les acquéreurs sionistes de ces propriétés foncières n’avaient cependant bénéficié d’aucune confiscation ou cession de terres domaniales : toutes les terres arabes avaient été vendues par leurs détenteurs arabes, soit des grands propriétaires qui s’enrichissaient de la sorte, soit des paysans désireux de financer des orangeraies grâce au prix de vente, soit encore des fellahs endettés. En tout état de cause on ne saurait assimiler ces opérations à une dépossession car l’ampleur de ces transferts fonciers a été quasiment négligeable (les acquisitions sionistes totalisaient en 1914 1,55% des terres alors que le Yichouv représentait 7% de la population).

La circonstance que le nationalisme palestinien arabe s’est construit en opposition au mouvement national hébreu a infléchi son orientation de manière notable. Elle a notamment eu pour conséquence qu’il a été amené à se constituer sur la base du principe de l’exclusion des Juifs. Ainsi, lors de la fondation des associations islamo-chrétiennes en janvier 1919, rien n’a été entrepris pour y associer les Juifs non-sionistes (et notamment les Sépharades de Jérusalem hostiles au sionisme). Il en avait déjà été de même à Damas où l’on avait tenu à l’écart du mouvement national les Juifs syriens ayant manifesté des sympathies pour la cause nationaliste, tel Eliahou Sasson. Cette volonté d’exclusion mènera aux dérives pogromistes du pèlerinage de Nébi Moussa le 8 avril 1920 à Jérusalem où la foule s’en est prise aux Juifs orthodoxes non (ou anti-) sionistes aux cris d’al-Yahoudna kalabna et Itbah al-Yahoud  (« Egorgez les Juifs ! »). En raison de cette même logique perverse, des milliers de Juifs seront expulsés de Jaffa en 1921 : il s’agit en fait des premiers réfugiés de Palestine à être hébergés sous tentes (à Tel-Aviv). Enfin  en 1929 lors des tueries de Hébron et de Safed, les pogromistes (prétendument militants « nationalistes ») choisissent à nouveau comme victimes des Juifs orthodoxes non (ou anti-) sionistes.

Nathan WEINSTOCK

Du « Vieux Yichouv » à la nation israélienne : un parcours bimillénaire 

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Pour en savoir plus, lisez le livre de Nathan Weinstock, “Renaissance d’une nation: Les Juifs de Palestine, de l’Antiquité à l’apparition du mouvement sioniste”

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Lire la première partie : Du vieux Yichouv à la nation israélienne, un parcours bimillénaire
Lire la deuxième partie : Les communautés de la Diaspora, un attachement indéfectible à la Terre d’Israël
Lire la troisième partie : Présence juive en Terre Sainte et tradition islamique
Lire la quatrième partie : La condition des Juifs de Terre Sainte après la conquête arabe
Lire la cinquième partie : La minorité juive sous les Fatimides, les Croisés puis les Mamelouks
Lire la sixième partie : Le Yichouv après la conquête ottomane
Lire la septième partie : Exaltation messianique et dissidence caraïte
Lire la huitième partie : XIIIe siècle: Les premières vagues d’immigrants, le renouveau du Yichouv 
Lire la neuvième partie : L’exode sépharade vers la Terre Sainte
Lire la dixième partie : Reprise et intensification du mouvement migratoire à partir de 1700
Lire la onzième partie : Les Juifs du Palestine au XVII et XVIIIe siècles
Lire la douzième partie : XIXe siècle: La Palestine, terre d’immigration
Lire la treizième partie : La renaissance de l’hébreu

     
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