Théâtre de marionnettes israélien: Qui est l’ombre de l’autre?

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Dans le cadre de la rubrique Billet de l’Invité(e), j’ai le plaisir d’accueillir Sabine Huynh qui nous présente un théâtre de marionnettes israélien, le Key Theatre, le Théâtre de la Clef.

THÉÂTRE DE MARIONNETTES : QUI EST L’OMBRE DE L’AUTRE ?

Le Festival d’Avignon a eu lieu en France en juillet, comme tous les ans, avec cette année pas moins de dix-neuf spectacles de marionnettes, et une exposition de portraits de marionnettistes de Christophe Loiseau.  Quel bonheur que de voir que cet art transdisciplinaire n’est plus relégué à la périphérie des arts de la scène. Grâce à Avi Zlicha et à Dikla Katz, de la compagnie de marionnettes israélienne « Teatron Maftéar » – « théâtre clé » en hébreu, portant aussi le nom anglais de – Key Theatre –, je suis vraiment entrée dans l’univers du théâtre de marionnettes, dont je soupçonnais la richesse, tout en étant loin d’imaginer les merveilles qu’il recelait.

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Cette forme artistique ancienne que d’aucuns qualifient de plus vieux théâtre de l’humanité, qu’on dit originaire de l’Inde, et dont la première référence remonterait au conte tamoul épique Silappadikaaram (second siècle avant JC), ne consiste pas qu’en la simple manipulation d’objets inanimés, puisque j’ai découvert qu’Avi Zlicha et Dikla Katz sont à la fois acteurs, metteurs en scène, scénaristes, dramaturges, plasticiens, techniciens… Avi a étudié l’art dramatique et Dikla a été formée à l’école de cinéma. Ces deux-là personnalisent totalement les arts de la scène par leur savoir-faire pluridisciplinaire. Avec déjà neuf spectacles à son répertoire depuis sa création en 1998, Key Theatre est une compagnie familiale jouissant d’une renommée internationale, puisqu’elle a été invitée à se produire dans un certain nombre de festivals à l’étranger (Kazakhstan,Vietnam, Turquie, etc.).

Art de la scène, théâtre de marionnettes, d’ombres et d’objets, art du dédoublement de l’acteur, dans lequel l’objet acquiert une dimension subjective, en devenant sujet… Avi et Dikla font du théâtre en manipulant des objets, c’est-à-dire en leur insufflant de la vie, par le don de leur voix et des mouvements de leur propre corps, pour créer une émotion palpable sur scène. Ce lien étroit entre le créateur et sa créature émeut et fascine au plus haut point. Qui est l’ombre de l’autre ? La marionnette ou le marionnettiste ? Ils se retrouvent face à face. Ils ont besoin l’un de l’autre pour vivre. Les rapports à soi et à l’ego changent ; cet art du moi avec et pour les autres, art de l’acceptation de la multiplicité qui compose chacun de nous, serait-il sans ego ? Avi parle de ses marionnettes comme s’il s’agissait de ses enfants, en utilisant le mot « accouchement »… Je comprends alors qu’il se sent totalement responsable de ces êtres faits matériaux de récupération et à qui il a donné la vie, comme un parent se sent responsable de son enfant.

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La marionnette dédouble le marionnettiste. Ne serait-elle pas également le prolongement de son corps et de son âme ? Avi et Dikla sortent de l’ombre mais pas du cadre. Contrairement aux marionnettistes qui travaillent dissimulés, leur personne et leur manipulation des personnages et des objets ne sont pas du tout cachées. Ils font partie intégrante du spectacle, révélant combien la présence de l’humain dans ce qu’ils montrent leur importe. Présents sur scène dans leur matérialité et leur physicalité, ils sont la machinerie humaine qui soutient les marionnettes, et même si on les voit, l’illusion et l’émotion que les personnages, les objets et la technique engendrent restent intactes. Certes, les marionnettes sont des objets inanimés, mais sur scène, faibles et manipulables, elles sont indissociables de leurs créateurs, qui sont aussi vulnérables qu’elles, en somme, d’où le côté extrêmement touchant de ce genre de spectacle.

Le théâtre de Dikla Katz et d’Avi Zlicha n’oublie jamais qu’il doit être avant tout un lieu de rencontre, de contact, d’émoi, et d’intimité, et c’est peut-être pour cela qu’il n’est pas à l’affût de nouvelles technologies. Leur beau site, tout en tons fauves et forestiers (les couleurs de leurs spectacles) révèle une certaine nostalgie pour ce qui est vieillot. On y voit des marionnettes rappelant les polichinelles, les pierrots et les colombines de la Commedia dell’arte, dont ils s’inspirent d’ailleurs beaucoup. Cependant, les techniques que la compagnie Key Theatre emploie (inventées durant le processus de création) sont totalement innovatrices. Comme ils le soulignent, « l’émotion est d’époque, mais la réalisation est moderne, avec une préférence pour le petit théâtre au rideau rouge ». Ils avouent un faible pour les choses mises au rebut, qu’ils personnalisent et mettent en scène, dans un théâtre d’objets à la fois exaltant et désopilant. Ils sont fascinés à la fois par la précision qu’ils parviennent à atteindre grâce à leur art, et par la possibilité qu’ils ont de faire bouger les personnages d’une façon aussi souple que s’ils étaient humains. Les marionnettes touchent le spectateur autant que celui qui les anime. Par exemple, dans le spectacle « Quand tout était vert », Avi est tellement ému par la marionnette-arbre souffrante à qui l’on vient de couper les branches qu’il ne peut s’empêcher de lui prodiguer une caresse furtive.

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Comment travaillent-ils ensemble, Dikla qui vient du cinéma et Avi du théâtre ? Le mot « cœur » revient souvent dans leurs réponses, ce qui n’est pas étonnant, vu qu’ils forment un couple dans la vie. Pour Avi, le côté dramatique revêt une importance capitale : selon lui on ne peut pas remplacer une bonne histoire (ses références sont autant Shakespeare qu’Ibsen). « Le drame de l’histoire, c’est son cœur, et c’est seulement après avoir trouvé ça que nous commençons à réfléchir à la réalisation technique, concrète, et que nous pouvons donner forme à la pièce. Souvent les mots et la forme naissent en même temps, ils sont indissociables », déclare Avi. Dikla ajoute que l’écriture dramaturgique et scénique est intriquée aux techniques et aux procédés employés. En amont, son rôle est plus de se concentrer sur l’écriture d’un texte dont elle dit qu’il ne commence à fonctionner que dès lors qu’elle en entend la musique. Ils sont fiers de dire que « le cœur de notre travail est notre propre cœur car nous faisons tout nous-mêmes, de A à Z. Nous ne sommes pas à Hollywood, notre travail est intime, et nous y sommes impliqués corps et âme, émotionnellement ». Malgré l’existence du Festival international du théâtre de marionnettes de Jérusalem en août (initié par la compagnie Train Theater en 1983, et promu événement annuel depuis 2001) et celui du Centre de théâtre de marionnettes de Holon (qui a lieu au mois de juillet depuis 1995), il y a peu de marionnettistes en Israël, et encore moins d’artisans fabricants de marionnettes. Un certain nombre d’entre eux, excellents, sont issus de l’immigration russe, comme  Alexander Mergold, et  Irina Litsky (qui ont travaillé avec Avi et Dikla).

Le nouveau spectacle de Key Theatre, «Quant tout était vert », fruit de dix années de maturation, raconte les relations entre un arbre et un enfant, qui grandit et devient adulte, puis vieil homme. L’histoire s’est inspirée des livres « The Giving Tree » de Shel Silverstein et « The Lorax » du Dr. Seuss. Les rues de Tel Aviv regorgent de trésors, en commençant par les arbres, à profusion… et pour qui sait regarder du côté des poubelles, des bancs et des murets, des piles de livres abandonnés l’y attendront. Non seulement les livres descendent des arbres, mais l’écorce de ces derniers protège ce qui se trouve à l’intérieur, comme le fait la couverture d’un livre. Les pages écrites constituent le feuillage, qui renferme des myriades d’histoires… Récupérer une centaine de livres pour fabriquer le décor, les marionnettes et les objets (en papier mâché) – en sachant que la marionnette la plus imposante du spectacle serait un arbre – était pour Dikla et Avi un acte des plus naturels. Ils ont tenu à ne pas effacer ou cacher la texture, les mots imprimés dans des langues différentes, et le spectacle baigne dans cette polyphonie. La boucle est bouclée avec le livre redevenu arbre et deux mondes, le monde de la nature et le monde de l’objet, se rejoignant.

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Au début de « Quant tout était vert », c’est le paradis sur terre : un enfant et un arbre partagent tout ce qu’ils possèdent. Puis l’enfant devient adolescent et cesse de donner à l’arbre, alors que l’arbre lui continue à se partager. Quand l’arbre ne peut plus donner, l’homme lui arrache de force, l’ampute de ses membres. En fin de parcours, l’homme est âgé, et l’arbre, à qui l’on a tout pris, n’a plus rien à prodiguer : il n’est plus qu’une souche, sur laquelle le vieil homme s’assied et médite tristement. La fin de la pièce réserve pourtant plusieurs belles surprises…

Il faut préciser qu’il s’agit d’un spectacle sans paroles, mais pas muet pour autant puisqu’une musique très vivante (signée et jouée au piano par Johnny Tal) le scande. Avi et Dikla ont l’impression qu’avec ce spectacle, leur travail a gagné en profondeur, visuellement et psychologiquement, tout en acquérant une dimension plus poétique et philosophique. Bien sûr, les événements récents survenus en Turquie et générés par les mouvements protestataires contre la destruction du parc Taksim Gezi viennent à l’esprit, et ce spectacle, qui vient de remporter un franc succès au festival international de théâtre pour enfants d’Ankara, est à la fois universel et d’actualité.

Je fais remarquer à Dikla et Avi que jusqu’à présent, les spectacles de la compagnie Key Theatre ne puisent aucunement dans le folklore juif (L’île au trésor : écossais, le Baron de Munchausen et Le Garçon qui n’avait peur de rien : allemands, La Chaussure orange : Commedia dell’arte italienne, Le Navet géant : inspiré d’un conte russe…). Ils acquiescent et avouent s’être sentis orphelins d’une tradition, surtout depuis qu’ils se produisent à l’étranger. C’est pourquoi leur nouveau spectacle, en préparation, portera sur la ville de Chelm (ou Khelem), un shtetl situé au sud de Lublin, en Pologne, censé n’avoir été peuplé que de simples d’esprit qui, aux yeux d’Avi et de Dikla, étaient tout simplement et tout merveilleusement des personnes dotées d’une imagination sans bornes. Un spectacle qu’ils veulent « fantastique et fantaisiste, pour acteurs, masques, jouets et musique Klezmer », une première exploration artistique d’une facette du judaïsme qu’il me tarde de découvrir.

Ce sentiment d’être orphelin d’une tradition n’est sans doute pas étranger au fait que le théâtre juif de marionnettes n’existe que depuis une centaine d’années. Rappelons que le deuxième commandement interdit l’idôlatrerie… Ainsi, la prohibition de la vénération des images dans le judaïsme et les cultures orientales (ottomane par exemple) a tout d’abord donné naissance au théâtre d’ombres, produisant des images ne laissant pas voir leur source et restant insaisissables, incapturables. Le premier marionnettiste juif fut probablement le marrane portugais Antonio Jose da Silva (18ème siècle, brûlé par l’Inquisition), même si l’émergence de l’art de la marionnette a coïncidé avec celle du judaïsme laïque, la Haskala ayant permis au théâtre et à la littérature laïques en yiddish d’éclore (19 et 20ème siècles). En ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale et la présence de cet art dans les camps, l’on sait que les spectacles secrets de marionnettes – théâtre d’humanité, théâtre de liberté d’expression et de révolte par excellence – ont aidé les enfants de Theresienstadt à célébrer des fêtes juives comme Pourim. Les vestiges du théâtre de marionnettes et du théâtre d’ombres de Theresienstadt sont conservés au kibboutz Givat Chaim Ichud, en Israël.

©Sabine Huynh

 

 

Visuels : Photos 1, 3 : © Ira Zlicha / Photo 2 : © Key Theatre / Photos : 4-6 : © Aviad Ivri / Photos : 7 : © Ira Zlicha.

 

     
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