Les odeurs et les saveurs du Maroc de ma jeunesse

Share

Ce texte de Carlos Benaïm, un maître parfumeur, a été publié dans le numéro 9 de la revue Continuum, la revue des Ecrivains Israéliens de langue française.

Les odeurs et les saveurs du Maroc de ma jeunesse: ces gouttes de mémoire dans des flacons

Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore plus longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, I, II

L’alliance particulière entre senteur, saveur et mémoire constitue mon univers olfactif. Lors de ma formation de parfumeur, je devais sentir des matières premières odorantes les yeux fermés. Une en particulier sentait le sang de façon incompréhensible. Non seulement j’y voyais rouge mais la sensation que son odeur me procurait était même violente. À ma grande surprise, il s’agissait de l’essence de cèdre de l’Atlas du Maroc. Ce ne fut que plus tard que je compris : enfant, lorsque j’accompagnais ma mère chez le boucher, et observais avec horreur les carcasses sanglantes, l’odeur qui me montait aux narines était celle de la sciure de bois du cèdre de l’Atlas recouvrant le plancher

Un autre exemple est tout aussi significatif. Au cours de mon premier entretien d’embauche, on me demanda d’évoquer un de mes souvenirs olfactifs les plus intenses. Le tabac à priser de mon grand-père paternel me vint immédiatement à l’esprit. Cultivé clandestinement à Bni Ider au Maroc, ce type de tabac sylvestre, de qualité assez rude, était ultérieurement parfumé par mon père à la violette ou au géranium, dans son laboratoire.

Les odeurs et les saveurs de mon enfance à Tanger scandaient les saisons et se renouvelaient au rythme des fêtes religieuses.

Été

En été, les odeurs atteignaient leur paroxysme. J’étais assailli de tous sens par leur multitude lors de mes promenades au soco. Je me souviens surtout de voir les paysannes berbères venues des montagnes du Rif. Leurs habits folkloriques et colorés dégageaient à la fois une odeur rance d’un petit-beurre nommé azuda et de cuir. Elles étaient assises les jambes croisées en tailleur et épluchaient de leurs mains nues et expertes des figues de Barbarie.

Les marchands de pâtisseries arabes nous offraient des chubaikias, fritures dorées, fleurant bon le miel dégoulinant. Les odeurs animales et fécales des mulets et ânes qui passaient nonchalamment par les ruelles, étaient si familières que nous n’y faisions plus attention.

Tous les vendredis, s’élevait au diapason de la prière du muezzin l’odeur butyrique des centaines de babouches dont les fidèles se déchaussent à l’entrée de la mosquée. Dans les ruelles de la vielle ville, l’agneau enduit d’une sauce au paprika, cumin, poivre et curcuma, et cuisiné en brochettes pinchitos était grillé au feu de bois. La fumée aveuglante et parfumée envahissant la rue, faisait à la fois pleurer et saliver J’évitais à tout prix de pénétrer dans la grande salle des vendeurs de poisson, car la puanteur des entrailles de poissons éventrés et décapités s’avérait intenable.

Le marchand d’eau affublé de l’accoutrement bigarré de sa profession, enjolivé de verres en laiton, nous offrait de l’eau tirée d’une outre en peau de chèvre. La partie intérieure de cette peau était enduite de goudron de bois de Thuya, provenant du Rif et donnant à son eau un goût et une fraîcheur inexplicables.

Cependant, tous les étés, l’aventure la plus excitante était la récolte et la distillation des plantes aromatiques sylvestres, du romarin et de la menthe pouliot, pour la fabrication du menthol. Mon père avait créé une industrie d’extraction de plantes aromatiques, avec une cinquantaine de distilleries dispersées dans tout le Maroc, au bord des rivières. Nous parcourions les campagnes en Jeep pour les visiter.

Les odeurs d’eucalyptus, menthe, romarin, thym, verveine, myrte, laurier, fenouil, faux Poivrier accompagnaient le son assourdissant des cigales sous une chaleur accablante. Ces senteurs, constituent des thèmes auxquels je reviens souvent dans mes créations pour hommes. Je m’en suis servi dans des parfums comme Polo de Ralph Lauren.

Mon père rentrait le soir à la maison, les mains imprégnées d’essence de menthe pouliot et jaunies par les cigarettes Anglaises “Craven A”. Cet alliage est plus évocateur de lui qu’un vrai portrait.

Le lait d’amandes parfumé à la fleur d’oranger (horchata) et le jus de grenades pressées étaient nos boissons préférées. Nous allions aussi boire du thé à la menthe au café Hafa sur les terrasses surplombant le Détroit de Gibraltar, d’où s’élevait l’odeur des brises marines et du goudron de cèdre utilisé par les pécheurs en contrebas. Pour y arriver, il fallait traverser une salle d’ambiance dangereuse et illicite, où les fumeurs de kif et de hachish étaient nonchalamment allongés par terre dans un état de stupeur. Par la suite, j’ai toujours associé l’odeur du kif au danger.

Automne

À Rosh Hashana, on mélangeait le fenouil doux avec du sucre pour symboliser le début d’une année douce, et signifier un vœu de multiplication du peuple juif promis à devenir aussi prolifique que les graines de fenouil.

À Kippour, pour rompre le jeune, nous prenions une compote de coings rouge parfumée aux clous de girofle, nommée mosto. Le jour d’après, nous avions coutume de manger un plat à base d’aubergines parfumées au carvi Almoronia.

À Souccot, l’élaboration du loulab avec mon grand père maternel était tout un rituel. Pendant l’assemblage que nous faisions ensemble, le plaisir d’être auprès de mon grand-père se mêlait aux odeurs sylvestres de la myrte, du palmier, des joncs et du cédrat.

Hiver

Nos promenades en hiver nous menaient invariablement à la forêt diplomatique, une forêt aux alentours de Tanger, où les mimosas en fleur et les aiguilles de pin embaumaient l’air sur fond de mer bleue. Autrefois en hiver pour se réchauffer, on initiait sa journée par une soupe de semoule assaisonnée d’une profusion de menthe pouliot poleada. Pendant ces hivers sans chauffage d’autres optaient pour la mahia. L’eau-de-vie, ou mahia, comme elle se nomme au Maroc, était traditionnellement parfumée aux graines d’anis. Dans le Sud, on la préparait avec de l’absinthe ou de la cire d’abeille, pour lui conférer un goût de miel. Au Maroc, le gouvernement autorisait toute agglomération de plus de 3 000 juifs à monter un alambic pour la distillation d’alcool destiné au Kiddoush rituel. Mais je me souviens surtout d’entendre parler de la grande consommation de mahia faite lors des longues veillées de la Hevra Kadisha (la Confrérie chargée d’inhumer).

Un jour, mon père décida de se lancer lui-même dans la création d’une nouvelle mahia à partir de fèves de Caroube avec un alambic de laboratoire, installé dans notre cuisine. Il en résulta non seulement un liquide imbuvable, mais également une odeur pestilentielle, à la fois âcre et animale, qui flotta longtemps dans notre appartement. L’expérience, néanmoins, fut inoubliable.

Pour Pourim, nos grands-mères préparaient les hormigos, des pâtes de confection artisanale délicieusement aromatisées aux feuilles de coriandre. Mais ce sont surtout des douceurs appelées Marron Chinos, confectionnées à l’aide d’amandes râpées, de cannelle, de clous de girofle et de vanille, que j’associe le plus à la fête d’Esther. Parfaitement ronds et multicolores sur glaçage blanc, ils annonçaient pour moi les beaux jours et le cycle des odeurs s’apprêtant à renaître au printemps.

Printemps

La fleur d’oranger évoque plus que tout mon enfance à Tanger : les arbres en fleur, parfumant la ville entière ; son eau dont on aspergeait les convives lors des fêtes ; et la saveur de ses pétales confites, le letuario de Azahar, ainsi que des confitures d’orange douce que l’on préparait toujours au printemps. Ainsi, c’est la splendeur de la fleur d’oranger qui m’a inspiré Armani Code de Giorgio Armani.

Pour Pessah, le haroset était une préparation complexe faite de dates, gingembre, clous de girofle, cannelle, jus de grenade, pommes, figues, amandes, poivre (sahraouia), noix de muscade et pétales de rose. En lieu du thé, nous buvions des infusions de camomille à l’absinthe chiba (Artemisia absintum), avec de la menthe nana et des pétales de bigaradier (fleur d’orange amère). Un des plats typiques était la cuajada, un flan de pomme de terre parfumé à la marjolaine.

À Shavouot, nous attendions avec impatience les harabullos, des douceurs au gingembre, et les fameux fartalejos, gâteaux faits de pâte feuilletée fourrée au fromage blanc, au beurre, à la menthe et à la cannelle.

Comment transmettre ces senteurs et les souvenirs qui leur sont associés, à mes propres enfants grandis aux États-Unis ? Comment communiquer à un ami, à un être cher, aux nouvelles générations, ce que j’ai ressenti dans mon être intime ? Nos sensations, libératrices par les univers qu’elles nous font connaître, ne nous isolent-elles pas, si elles ne peuvent être partagées ?

Mon métier de parfumeur m’a permis de résoudre cette impasse. Ces saveurs et senteurs de mon enfance sont devenues une de mes sources d’inspiration. Et une de mes plus grandes joies est non seulement de recréer ces senteurs qui me sont inextricablement liées, mais également de verser ces gouttes de mémoire dans des flacons, et de transmuer ainsi l’intime en universel.

©Carlos Benaïm

     

Share